James Graham BALLARD
TRISTRAM
704pp - 29,40 €
Critique parue en juillet 2010 dans Bifrost n° 59
A lire l’ensemble des trente-six nouvelles présentées dans l’ordre chronologique, on se rend compte combien Ballard est allé toujours plus loin et plus profond dans l’exploration de notre temps, quitte à égarer ses lecteurs et lui-même, parfois, au gré de ses tâtonnements. Combien aussi son regard et sa voix étaient à même de capter et restituer une époque à partir de signaux infimes. Ses outils sont le surréalisme, dont les fantasmagories ont toujours été éclairantes, et les manifestations de l’inconscient, appliqués à une lecture attentive et soutenue du quotidien. Il s’agit bien d’une méthode de travail accouchée après une longue réflexion. Ballard lui-même livre en vrac ses conclusions dans le texte préliminaire à l’une des dernières nouvelles du recueil, un inédit qui plus est : « La Traversée du cratère », titre aux sens multiples, emblématique ne serait-ce que parce qu’il est le premier de l’année 70 et qu’il livre le fruit presque mûr des méditations de la décennie passée, signe de la fin d’une traversée du désert et des épreuves qui l’ont accompagnée, comme celui de la mort de sa femme. Ces « Notes de nulle part, compte-rendu d’un travail en cours », constituent le meilleur éclairage de l’œuvre sur lequel s’appuyer pour revisiter ce recueil :
– Considérant que la science-fiction, en abordant le présent sous l’angle de l’avenir, ne saurait utiliser les techniques des fictions racontant rétrospectivement un enchaînement de causes, il lui faut rompre avec le séquentiel et s’appuyer sur les mythes ontologiques qui le travaillent souterrainement. Cette approche, à la croisée de l’inconscient et du surréalisme, s’efforce de traduire la modernité en images plus émotionnelles que figuratives, cherche dans ce qui fait résurgence les traces originelles de leur apparition. C’est peut-être pour cette raison que nombre de textes du début du recueil s’apparentent davantage au fantastique et font état de paysages préhistoriques, marins ou marécageux, dominés par des figures reptiliennes, mais aussi par la femme, mystérieuse, dévoratrice, qui renvoie aux origines et entraîne le protagoniste dans cet autre monde ou ce passé avec lequel elle fait lien : « Maintenant s’éveille la mer », « Du fond des âges », « La Joconde du midi crépusculaire » appartiennent à cette veine, qui rappelle Le Monde englouti (1962). « La Fosse aux reptiles » est emblématique du lien unissant la modernité au monde primitif et instinctuel : le passage dans le ciel d’un nouveau satellite provoque un arc réflexe qui pousse les gens à se jeter à la mer comme les lemmings. La relation au temps est prépondérante dans cette archéologie qui réactive le passé : c’est ce sentiment de permanence proche d’une idée d’immortalité qui étreint un pilleur de tombes d’un autre monde dans « Les Tombes du temps », ou ce défilement du temps à rebours, de la naissance au sortir de la tombe jusqu’à la mort utérine dans un retour aux origines (« Temps de passage »). C’est surtout, pour un Blanc retiré dans la jungle, la nécessité de disposer d’horloges ultra précises : « Trajectoire imprécise », recherche de cosmonautes égarés dans la jungle qui préfigure à bien des égards La Forêt de cristal. « Le Jeu des écrans » joue avec d’autres de ses motifs, celui des miroitements « fractionnant le paysage » et d’insectes parés de gemmes scintillantes. Cette ébauche est pratiquement achevée dans « L’Homme illuminé », où le phénomène de cristallisation est expliqué par le fait que le temps est pris à un autre univers. Mais il faut lui ajouter des considérations appartenant à la nouvelle suivante pour faire le tour des approches, « Le Delta au coucher du soleil » jouant sur la relation singulière ou décalée d’un couple à l’écart de la civilisation et la vision hallucinatoire d’un paysage de jungle. Mais Ballard se rend assez vite compte des limites de cette technique : quand les images et les événements se figent au point de devenir des emblèmes autonomes, ils conduisent à une impasse.
– L’univers de Vermilion Sands, ensemble d’images mouvantes, familières et énigmatiques, dessine une piste, puisque hors du temps et de ses contingences chronologiques. « Le Jeu des écrans », série de mises en abyme autour du tournage d’un film thérapeutique, « Les Assassinats de la plage », éléments d’enquête livrés brut de décoffrage à la façon de photos éparses rappelant davantage La Foire aux atrocités que Vermilion…, « Cri d’espoir, cri de fureur », où l’acte créateur est vu à travers la combinatoire du vampirisme et du portrait de Dorian Gray, « Les Sculpteurs de nuages de Coral D », où il est question de réaliser des portraits en modelant les nuages, « Dites au revoir au vent », où les vêtements sensitifs, parfois caractériels, peuvent tuer, tous décrivent une société alanguie, peuplée de nantis désœuvrés, où perce la cruauté et où dominent les figures féminines autoritaires et inaccessibles. Ces textes sont bien une étape intermédiaire vers une nouvelle fiction, le premier pas vers une écriture à la Burroughs (dont Ballard était un fervent admirateur), faite de collages et de flashes. L’abandon de la fiction séquentielle est plus probant dans « L’ultime plage », préfiguration de La Foire aux atrocités dont on trouvera des moutures et des extraits plus loin, qui montre l’errance d’un homme sur une plage militaire abandonnée, fantasmatique et allégorique, concaténation de vignettes devenues icônes (Hiroshima, physique quantique) et d’autres plus personnelles (l’errant est veuf).
– L’influence surréaliste y est patente. L’auteur la revendique. « Défendre Dali » écrit-il en note 6. Il le cite, ainsi que Chirico et d’autres, dans plusieurs nouvelles. La peinture est un art très présent, surtout celui du portrait, comme on a déjà pu le voir plus haut, celui de la Joconde étant le plus fréquent, et qu’on retrouve encore dans « Le Vinci disparu », récit fantastique établissant une fois de plus un lien avec le passé à travers un personnage de légende. « Le passé est une sorte de zone sinistrée » est-il écrit dans un texte de la fin, ce qui est également vrai de la jeunesse de Ballard dans un camp de prisonniers. Ainsi, la fiction de Ballard se nourrit d’images d’autant plus dérangeantes qu’elles sont incongrues ou a priori dépourvues de sens, comme une femme ramassant les plumes d’oiseaux géants attaquant en groupe (« Oiseau des tempêtes, rêveurs des tempêtes ») ou « Le Géant noyé », échoué sur une plage. Il est l’occasion d’une allégorie sur les comportements humains, finalement peu éloignés de l’animalité, ce qui est confirmé pour quelques-uns des visiteurs qui trouvent plaisant de s’enfermer dans les cages vides d’un cirque de passage (« Identification »). Bien des descriptions s’apparentent à des tableaux de Dali. Comment ne pas s’y référer dans « Le Jeu d’éternité » où, le temps étant figé, chaque méridien a pour toujours la même heure ? Refusant le figuratif, Ballard, incluant Picasso, est également attentif au cubisme, affirmant même qu’il « a eu une puissance destructrice supérieure à celle de tout l’explosif utilisé lors de la Première Guerre Mondiale ». On ne s’étonnera pas non plus de voir traîner le nom de Jackson Pollock, qui pratique l’art contemporain dans une démarche chamaniste, croyant au sens du geste désordonné, se livrant à une simulation de la violence et du chaos représentative de la crise existentielle de l’homme moderne. Les passerelles sont nombreuses.
– L’autre influence est psychologique, dans une démarche exploratoire de l’inconscient et du paysage mental, avec aussi des connexions neurologiques. Elle inspire au début des textes classiques dans la forme comme « Fin de partie », kafkaïen jeu d’échecs effeuillant les niveaux de pensée pour prouver une culpabilité, « Moins un », hallucinante manipulation d’un psychiatre pour plier la réalité à sa version des faits, persuadant le personnel de l’inexistence d’un patient pour ne pas le déclarer évadé. A l’inverse, la peur de passer pour fou ou subir l’ostracisme de ses pairs amène au refus de défendre une réalité trop surprenante (« Les Chasseurs de Vénus »). « Le Jeu des écrans » est aussi celui des simulacres masquant la folie. « Le Delta au coucher du soleil » présente une hallucination sous les apparences du réel. « Demain, dans un million d’années » voit de même un protagoniste hanté par son fantôme sur une planète isolée où soufflent les chrono-vents. Moins visibles, les références à l’inconscient n’en sont pas moins au cœur de nombre de nouvelles, sur le mode manipulatoire dans « L’Homme subliminal » victime du marketing, opposé à l’état de nature dans « Trajectoire imprécise », dans le sens où la jungle n’a pas d’inconscient, mais où le programme spatial est un symptôme du malaise de l’humanité, opinion entérinée dans les récits, nombreux, où celui-ci est évoqué, comme quand on guette la rentrée dans l’atmosphère de « L’Astronaute mort ». Il est souterrain tout au long de « L’Homme impossible » où le survivant d’un accident automobile se voit proposer la greffe de la jambe de l’autre conducteur malchanceux. Ce n’est pas encore Crash !, mais les références aux accidents et les pare-brise étoilés ou éclatés se multiplient dans les textes, jusqu’à ce que les métaphores sexuelles liées à l’automobile se concrétisent dans « Coïtus 80 » : « dehors, la circulation sur le pont autoroutier médiatisait un érotisme exquis et immortel ». A ce stade, la fiction devient une branche de la neurologie et inversement, car en prise directe avec le paysage intérieur.
– L’exploration de celui-ci passe par la quantification et l’érotisation. Passons sur la quantification effective, comme la recension de jeunes prodiges qui apparaissent à intervalles réguliers pour disparaître ensuite (« Les Anges de Satcom »), les mensurations sexuelles ou les mesures de cicatrices. Autrement plus pertinente est celle de l’accumulation non chiffrée d’images et de notations, récurrentes jusqu’à l’obsession, ainsi que le collage de phrases désordonnées qui finissent par prendre sens de façon subliminale, par imprégnation, si le lecteur veut bien laisser le sens profond faire résurgence. Cette érotisation, voire cette pornographie abordée sous un angle clinique volontairement froid et désensibilisé, est surtout présente à la fin de cette décennie féconde, dans les textes relevant de La Foire aux atrocités : « Pourquoi je veux baiser Ronald Reagan », « La Traversée du cratère », « Coïtus 80 », « L’Assassinat de John Fitzgerald Kennedy considéré comme une course de descente automobile », ce dernier étant une transposition fidèle du texte d’Alfred Jarry, « La Passion considérée comme une course de côte », qui atteste de la divinisation du président mort en martyre. Dans ces récits, les métaphores sexuelles voisinent avec des descriptions très crues, des images surréalistes volontiers choquantes, mêlées à un corpus issu de l’actualité du moment, politique, scientifique, militaire, mais aussi du star system, recyclant les icônes de Marylin Monroe, Marlène Dietrich jusqu’à Carole Landis. Ces géométries à l’intersection des événements publics, des objets du quotidien et du monde intérieur sont l’aboutissement d’une décennie de recherches. La relecture de ces nouvelles est un parcours passionnant dans l’œuvre d’un grand écrivain.