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Les critiques de Bifrost

Bohème

Bohème

Mathieu GABORIT
FOLIO
400pp - 9,40 €

Bifrost n° 51

Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51

En 1997 paraissait chez Mnémos le cycle Bohème, récit en deux volumes (Les Rives d'Antipolie et Revolutsya) d'un jeune auteur de vingt-quatre ans, venu du jeu de rôle, et qui avait auparavant publié un cycle de fantasy intitulé Agone (décliné lui-même en jeu de rôle). À l'époque, pas si lointaine quand même, l'avenir de la science-fiction dans l'Hexagone s'annonçait steampunk — relisez l'anthologie Futurs antérieurs (Fleuve Noir) composée par Daniel Riche pour rafraîchir vos souvenirs. On lista donc Bohème parmi les romans précurseurs de ce sous-genre, hybride de fantasy et d'uchronie. Puis on oublia rapidement cette œuvre, Johan Héliot raflant la mise par la suite (en 2000) avec son roman La Lune seule le sait. En 2008, Mnémos nous gratifie de la réédition, cette fois-ci dans une intégrale, du cycle Bohème. Et le lecteur consommateur, avide d'informations en mesure de maximiser son pouvoir d'achat, de réclamer tout de suite une évaluation de la plus-value apportée par la nouvelle mouture. Qu'il note donc que beaucoup de choses ont changé : une intrigue réellement remaniée, en partie réécrite et dotée d'un dénouement plus convaincant. Bref, l'occasion de (re)découvrir cette œuvre dont il est peut-être temps de donner un aperçu.

Europe, au XIXe siècle. Le décollage industriel initié par la révolution de la vapeur, du charbon et de l'acier a subi un coup d'arrêt inopiné lorsqu'une substance psycho-réactive et corrosive — l'écryme — s'est répandue à travers le continent, assiégeant par la même occasion les grandes métropoles. Pourtant, si l'environnement a été bouleversé, le coup d'arrêt n'a pas été fatal à l'humanité, qui s'est adaptée promptement à ce nouveau milieu. Désormais quelques grandes cités, reliées entre elles par des voies traversières en acier et gouvernées par une aristocratie capitaliste, dominent le continent européen. Prague, Moscou et Méthalume sont les forteresses de cette nouvelle géographie politique où s'affrontent notamment les États d'Europe centrale et orientale d'Antipolie, de Pentapolie et du Lansk. Toutefois, la révolte gronde partout dans les bas-fonds populaires des cités et risque de modifier la donne. Une rumeur révolutionnaire qui enfle dans les faubourgs et suscite déjà des vocations révolutionnaires ; une menace que prend très au sérieux la Propagande — organisation secrète redoutable — qui fourbit ses armes pour agir en conséquence. C'est dans cette Europe alternative, finalement pas si différente de la nôtre, qu'évoluent l'avocate duelliste Louise Kechelev et le hussard Léon Radurin, un couple appelé à jouer un rôle important dans le grand changement qui s'amorce : l'éveil des dieux froids.

Et si ? Les connaisseurs identifieront immédiatement le refrain : c'est celui de l'uchronie. Mais ici, l'événement déstabilisateur qui introduit la divergence historique est de nature beaucoup plus fantaisiste que raisonnable. Sous la plume de Mathieu Gaborit, cet événement fondateur donne naissance à un monde romantique, sombre, cruel et fantasmatique où les ressorts du fantastique priment sur ceux du réalisme social et où les archétypes côtoient furtivement quelques préoccupations, notamment écologiques, plus contemporaines. Un bémol tout de même. Le récit est sans grande surprise, très linéaire, avec une fâcheuse tendance à se disperser, en particulier dans la seconde partie qui correspond au volume initial Revolutsya. Heureusement, le travail de réécriture est manifeste et il contribue à atténuer les faiblesses, même s'il n'a pas été poussé suffisamment à mon goût. Et puis, ceci apparaît finalement comme un péché véniel au regard de l'élégance de l'univers esquissé par Mathieu Gaborit. Avec une grande efficacité et un non moins remarquable sens du mystère, il s'acquitte avec les honneurs de la tâche de faire vivre de manière convaincante ce monde à la fois singulier et familier. Boyard concupiscent, révolutionnaires téméraires et contrefaits, conspirateurs cyniques, pierrots lunaires tueurs, croquemitaines en pagaille — tous plus effrayants les uns que les autres —, rien ne manque pour satisfaire le besoin d'étrangeté que suscite l'atmosphère du roman. Mathieu Gaborit réussit l'hybridation des imaginaires anciens et modernes et il enchâsse l'ensemble dans un univers onirique où les émotions s'incarnent dans des rêves ou des cauchemars. C'est cette matière qui constitue le véritable point fort de « Bohème ». Bref, une réédition à ne pas rater. Et de quoi regretter que l'auteur se soit fait si rare ces dernières années.

Laurent LELEU

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