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Les critiques de Bifrost

Critique parue en octobre 2015 dans Bifrost n° 80

Ils sont sept : six garçons et une fille entre onze et douze ans vivant dans une petite ville du Maine profond, Derry. Une ville sans histoires, des vies sans histoires ? Cela pourrait… s'il n'y avait pas quelque chose d’enfoui dans les profondeurs de la ville, enfoui aussi dans les profondeurs de son passé. Derry est une bourgade visitée par des catastrophes périodiques : meurtres, massacres, inondations, qui reviennent tous les vingt-sept ans. Mais les mémoires n'en gardent pas trace, ni l'histoire, ni les journaux. Comme si quelque chose, ce quel-que chose-là, qui est enfoui, effaçait à chaque fois, des témoins survivants, le souvenir des horreurs. Jusqu'à ce que le groupe des sept soit confronté, par deux fois, à l'horreur cyclique, en garde la mémoire, et décide de la combattre, de se comporter en loups au lieu d'être des agneaux promis aux dents de l'égorgeur sans visage…

Voilà le thème de l’énorme roman du grandissime King, It en version originale… Un thème classique, que la petite ville en proie aux forces des ténèbres ? Sans doute — mais on sait bien aussi qu'on ne peut attendre du maître qu'il se répète… Ainsi, outre ses dimensions (qui ne laissent jamais place à la moindre « longueur », au moindre soupçon d'ennui), le roman est original par bien des points. Le premier est sa construction, une construction en tiroirs, en abîmes, qui fait alterner les séquences du passé (enfance) et celles du présent (les mêmes personnages, devenus adultes, vingt-sept ans plus tard), sans jamais qu'on puisse évoquer le flash-back : le passé est tout aussi présent que le présent dans l'écriture de King, puisqu'il peut arriver qu'une même phrase nous transporte d'un bout à l'autre de la flèche temporelle qui unit les deux séquences de crise. En fait, le roman est tout entier fait d'un morcellement continuel entre les personnages, les lieux, les époques, les situations, qui naturellement se répondent. Et sans jamais que le lecteur n'y perde son latin. King écrit : « Une histoire mène à une autre, puis à une autre ; elles vont peut-être dans la direction souhaitée, peut-être pas. Qui sait, en fin de compte, si la voix qui raconte les histoires n'est pas plus importante que les histoires elles-mêmes ? »

Et il est bien évident que ce qui est prépondérant, primordial même dans ce si léger pavé, c'est la voix de l'auteur. Qu'on connaît : avec ce talent si particulier qu'il possède pour donner du relief aux tout petits détails, aux tout petits incidents de la vie quotidienne américaine saisie au ras du sol, cet art pour tout rendre si vivant, si présent, si visuel, tactile. Chaque roman de King est une tranche de gâteau, certes (cf. Hitchcock), mais aussi une bonne grosse tranche de pain brut cuit dans les fours de l'Amérique profonde (ici, une attention toute particulière est accordé au cancer, qui attaque et atteint un nombre impressionnant de personnages secondaires…)

Une autre originalité tient à la caractérisation des héros, où la notion de groupe est plus forte que les individualités qui le composent, même si chaque personnage est dessiné sous toutes ses coutures… J'ai déjà souligné qu'il s'agissait d'enfants, doublement pourrait-on dire, puisque l'enfant en chacun des personnages reste vivant et fort dans l'âge adulte. Il y a Bill, affligé d'un bégaiement perpétuel, et qui plus tard deviendra écrivain de romans fantastiques (un double de l'auteur) ; il y a Beverly, la seule fille du groupe, la plus adulte, naturellement, et que la conscience de sa beauté travaille, en même temps qu'elle remue la fibre prépubertaire de ses copains ; il y a Eddie, qui souffre de crises d'asthme et ne se sépare jamais de son inhalateur fétiche qui ne contient qu'un placebo ; il y a Ritchie, qui est myope, Ben, obèse, Stan, Juif, et Mike, Noir. Trop beau pour être vrai, trop symbolique pour être réaliste ? Enoncé comme ça, sans doute. Mais le tour de force de King est d'avoir su rendre ces jeunes héros totalement humains et crédibles tout en les dotant d'une silhouette très schématisée. Ainsi prolonge-t-il la ligne déjà ébauchée dans sa novella « Le Corps », à laquelle on pense plusieurs fois.

Mais on sait que l'enfance tient une place à part dans l'univers de Stephen King. Et que la clé de toutes les peurs se situe dans l'enfance. C'est là la troisième originalité profonde du roman : les manifestations de « Ça, » ses apparitions, ses métamorphoses ont toujours un rapport direct avec le monde de l'enfance, ses magies et ses terreurs, qu'elles soient issues des films de série B vus dans un cinéma de quartier, ou de l'imaginaire nourri par une enfance pauvre et solitaire : « Le lépreux sous le porche, la momie qui marchait sur la glace, le sang dans le lavabo, les enfants morts du château d'eau, les photos qui s'animaient, le loup-garou qui poursuivait les petits garçons dans les rues désertes. » Et surtout le clown, ce clown terrible qui n'a pas d'ombre, dont les yeux ne sont que deux boules de peluche orange, cette effrayante matérialisation de la mort qui hante les égouts, les caves, les souterrains, les maisons désertes, les terrains vagues et les marais, lieux de jeu, de vie, d'agonie…

La force de l'auteur est là : avoir su donner à « Ça » autant d'apparences qu'un regard d'enfant peut prêter à une silhouette entraperçue, une ombre dans la nuit, l'épouvantail qui naît d'un rayon de lune et d'un manteau abandonné sur une patère. « Ça », c'est l'inconscient, bien sûr, mais aussi ce passage incertain entre l'innocence perverse de l'enfance et la volonté bornée de l'état adulte. C'est tout ce qui fait la vie, jusque dans ses aboutissants de douleur, de pourrissement, de mort cachée derrière le miroir. Métaphore magnifique, magnifiquement rendue.

Certes, on peut trouver quelques failles dans ce qui est naturellement un chef-d'œuvre (au sens traditionnel du terme : une œuvre magistrale qui est le couronnement de l'œuvre antérieure). Par exemple, les explications cosmiques de l'existence de « Ça », probablement inutiles ; par exemple la systématisation de l'emploi de ces phrases qui franchissent les chapitres ; surtout ce qu'on pourrait appeler le syndrome Liaison fatale, qui fait que, malgré la force de cet amour d'enfance qui lie Bill à Beverly, l'écrivain, l'épreuve passée, n'en retournera pas moins au giron conjugal… Mais ce sont là des broutilles qui n'entachent pas l'édifice. Ça demeure un bloc d'une densité exceptionnelle, d'une insolente et presque inexplicable beauté (car après tout… ce n'est qu'un roman d'épouvante un peu plus gros qu'un autre, non ?), un instant magique étiré sur plus d’une bonne dizaine d’heures de lecture.

Jean-Pierre ANDREVON

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