[Critique commune à Chants du cauchemar et de la nuit et Dernières nouvelles d'Œsthrénie.]
Thomas Ligotti est une star de l’horreur psychologique et/ou philosophique dans le monde anglo-saxon, si connu et si nihiliste qu’on a accusé les créateurs de la série True Detective de lui avoir piqué des idées. Il n’était toujours pas traduit en France. Omission coupable réparée grâce aux éditions Dystopia et à la traductrice Anne-Sylvie Homassel.
Cette dernière a composé Chants du cauchemar et de la nuit, un recueil VF inédit de l’auteur comptant onze nouvelles issues de divers ouvrages VO (Grimscribe notamment), et une préface de la traductrice. Judicieusement choisies, ces nouvelles offrent une vision globale des facettes du travail de Ligotti. De la presque classique « Petits jeux », qui ouvre le recueil, au « Tsalal » qui le ferme, en passant par les lovecraftiennes « L’Art perdu du crépuscule » ou « Nethescurial », la diversité des textes présentés est la grande qualité de cet ouvrage.
Dans la lignée de Poe pour une certaine esthétique gothique, et plus encore de Lovecraft pour un matérialisme et un nihilisme absolus, Ligotti crée une horreur, gothique un peu, cosmique beaucoup, dans laquelle l’individu — on est tenté d’écrire la victime — se trouve confronté, à son corps défendant, à une vérité que l’illusion de la réalité lui avait toujours dissimulée. Comme chez Lovecraft, l’Homme de Ligotti n’est qu’un atome insignifiant au sein d’un univers qui, au mieux, l’ignore. Il n’y a pas de sens, pas de but, la vie même est superflue. Et la conscience : une erreur tragique de l’évolution. Mort et extinction sont préférables à la poursuite de la pantomime grotesque qui place l’Homme au centre de l’Univers ou de la Création. Comme l’écrit son préfacier Ray Brassier : « Life, in Ligotti’s outsized stamp of disapproval, is MALIGNANTLY USELESS ».
La révélation est cruelle, terrifiante ; les yeux humains ne sont dessillés que dans la souffrance. Illusion, révélation, horreur, c’est le triptyque de Ligotti. Il y a toujours un visage derrière le visage, une ville derrière la ville, un paysage derrière le paysage, et c’est insupportable. Guère plus que des marionnettes (image récurrente), incertains de leur identité, les humains ne peuvent vivre sereins que dans l’ignorance. Un mot, un geste, une rencontre, un livre les force, pour le pire, à quitter la dreaming innocence. Voir c’est savoir, et savoir c’est vouloir l’annihilation. Pour illustrer cette philosophie, qu’il décrit explicitement dans l’excellent The Conspiracy Against the Human Race, Ligotti oscille sans cesse, dans ces nouvelles, entre des descriptions d’une beauté surprenante et des considérations philosophiques boursouflées au point d’en devenir obèses. Si le fond est passionnant, la forme très irrégulière et la narration bien trop souvent statique peuvent rebuter. Peut-être plus essayiste que romancier, Ligotti n’est pas un auteur d’accès facile, quand bien même on adhère à sa philosophie. Il est néanmoins judicieux pour le public français d’aller à sa rencontre. Pour voir.
Actualité chargée pour Anne-Sylvie Homassel puisque paraît aussi, toujours chez Dystopia, Dernières nouvelles d’Œsthrénie qu’elle a écrit sous son identité d’Anne-Sylvie Salzman. Une préface des Rémy puis six nouvelles liées racontent sur plusieurs décennies l’histoire de l’Œsthrénie, petit pays imaginaire d’Europe Centrale. Situé, hélas, à la croisée des chemins, l’Œsthrénie tente d’exister sous la surveillance malveillante, la domination plus ou moins explicite, et les agressions fréquentes, de l’Autriche, la Roumanie, la Turquie parfois. De décennies en décennies, d’une nouvelle à une autre, le lecteur suit les destins de personnages liés, qui sont aussi celui du pays lui-même, sur une échelle de temps allant d’un moment au xixe à un autre au xxe, d’un monde féodal à une technocratie impériale. Il y a un peu des Soldats de la mer dans ce recueil, avec un fantastique beaucoup moins présent.
Ces Dernières nouvelles… entrainent leurs lecteurs à la découverte en profondeur d’un pays proche et pourtant différent. Elles le poussent à plonger dans son histoire, ses mœurs, ses coutumes (superbes scènes de mariage et d’enterrement), sa politique intérieure, sa religion, ses déboires géopolitiques. Sont longuement et précisément décrits, dans un style à mi-chemin entre le conte et la chronique historique, les vies heurtées (entre mésalliance, terrorisme politique, ascension sociale fulgurante et déchéance aussi rapide) des quelques héros d’Œsthrénie et le destin brisé d’un pays indépendant — aussi peu que ce soit — qui fait une révolution avant d’être conquis en fait puis en droit. L’histoire du pays conditionne les vies. Le personnage principal, c’est l’Œsthrénie.
Le tout est minutieux, précis, parfois trop détaillé, d’autres fois un peu désincarné en raison des échelles de temps, toujours plaisant à lire néanmoins.