Parmi les rares livres de science-fiction étudiés dans les établissements scolaires de France et de Navarre, Chroniques martiennes se taille la part du lion, aux côtés de 1984 et de quelques autres barjaveleries. Pour l’anecdote, le chroniqueur confesse avoir fait lui-même ses premières armes avec ce faux roman — on va y revenir — dont il garde par ailleurs un souvenir ému, ravivé ensuite par l’adaptation télé en trois parties de Michael Anderson (scénarisée par Richard Matheson, excusez du peu).
On le voit, difficile d’échapper au registre de la nostalgie, et ce d’autant plus que Chroniques martiennes a inauguré la collection « Présence du futur » des éditions Denoël, chère au cœur des plus chenus parmi nous. Réédité en France en 1997 dans sa version intégrale, dite du quarantième anniversaire, l’ouvrage a bénéficié à cette occasion d’une révision de sa traduction par Jacques Chambon. Un toilettage bienvenu ayant permis de corriger quelques fâcheuses coquilles.
Comme leur nom l’indique, ces chroniques se composent de vingt-huit courts récits indépendants, parus en magazines ou écrits pour leur édition en recueil. Ordonnées chronologiquement de manière à dessiner une histoire globale s’étendant de l’an 2030 à 2057, elles relatent l’arrivée et l’installation des premiers colons sur Mars. Les Terriens y côtoient les Martiens, dont la civilisation ne tarde pas à disparaître suite à une épidémie de varicelle. Un fait qui inspire les réflexions amères de Spender dans la nouvelle « Et la lune qui luit… ». Mais, la guerre sur Terre met un coup d’arrêt aux migrations, entraînant le reflux des pionniers, à l’exception d’une poignée d’entre eux, amenés à devenir les nouveaux Martiens.
A l’instar de Cordwainer Smith ou de Clifford D. Simak, la science et la technologie ne rentrent pas dans les préoccupations de Ray Bradbury. A vrai dire, l’auteur ne se soucie guère de vraisemblance, préférant la poésie, l’émotion et le plaisir de la métaphore aux ébouriffantes spéculations sciences-fictives. Il ne cache d’ailleurs pas son aversion pour la bureaucratie et le rationalisme, en particulier dans la nouvelle « Usher II », dont le propos anticipe celui de son roman Fahrenheit 451. Le voyage spatial et les autres thèmes inhérents au genre apparaissent en conséquence comme des sources d’émerveillement. Une magie moderne utile pour narrer des histoires simples de petites gens, à la Sherwood Anderson, dont le charme suranné et le ton facétieux sont censés réveiller l’ingénuité de l’enfance. Mêlant pseudoscience — la télépathie —, motifs traditionnels du folklore américain et paysages inspirés des visions de Percival Lowell, Ray Bradbury s’acquitte de son tribut à la Barsoom d’Edgar Rice Burroughs. Il s’en détache toutefois, adoptant le ton du moraliste. Au fil des textes, on ne peut en effet s’empêcher d’établir un parallèle entre la colonisation de Mars et celle de l’Ouest américain. Les Terriens, laborieux et attachés à leur liberté, semblent animés par la même ambition que les pionniers du XIXe siècle. Mars apparaît à leurs yeux comme un espace vierge qu’il convient de peupler et de mettre en valeur. Les natifs font évidemment les frais de cette invasion, victimes d’un génocide bactériologique bien involontaire. Ray Bradbury ne se fait cependant guère d’illusion sur ses compatriotes. A la différence des Martiens, les colons cherchent surtout à adapter le milieu aux usages importés de la Terre, recréant sur place une multitude de petites Amériques et façonnant la toponymie selon leurs caprices. Nouvelle terre promise, Mars accueille leurs espoirs de recommencement. Un monde où éteindre leurs craintes ; un monde dégagé de toute contrainte. Des espoirs vite déçus… Au lieu de se fondre dans l’environnement, ils l’exploitent de manière mercantile, mettant à mal les équilibres écologiques. Leur nature industrieuse, leurs emportements violents et le matérialisme dont ils font montre s’opposent au mode de vie contemplatif, spirituel et respectueux de la nature qui prévalait avant leur arrivée.
En cela, Chroniques martiennes, sous les apparences de la science-fiction, est un conte moral. Une utopie dont le dénouement se révèle au final optimiste, ou du moins beaucoup plus ouvert que ne le laisse présager son déroulement. Et sous la patine du classique, l’œuvre de Ray Bradbury ne perd rien de son charme et de son pouvoir d’évocation, à la différence de nombreux autres ouvrages de l’âge d’or.