René-Jacques VICTOR, Claude GODFRYD, Guillaume BOUILLEUX, François RIVIÈRE, Benoît PEETERS, Olivier DELCROIX, Philippe SÉGUR, Jérôme LEROY, Michel DE PRACONTAL, Johan HELIOT, Benjamin GUERIF, Julien GUERIF, Nicolas D'ESTIENNE D'ORVES, Erik WIETZEL,
LE CHERCHE-MIDI
392pp - 21,00 €
Critique parue en octobre 2008 dans Bifrost n° 52
C'est bien connu : les complots, les secrets à révéler, sont un puissant moteur de l'Imaginaire, sur lequel reposent des succès comme le Da Vinci Code et qui font les choux gras des tabloïds acharnés à déceler, derrière les grands faits d'actualité, la vérité cachée qui ne cesse d'alimenter les plus folles rumeurs. Aussi, est-ce une brillante idée que de convoquer dix-huit auteurs de polar, de S-F et de BD (du moins dix-sept, l'anthologiste s'étant convoqué d'office) afin de reprendre quelques-unes des grandes affaires de notre temps et de raconter, enfin !, ce qui s'est réellement passé ! Voilà une anthologie qu'on pourrait aisément vendre avec le France-Soir du jour.
L'exercice est cependant moins facile qu'il n'y paraît : il ne s'agit pas de mettre en doute des faits comme le font certains dénonciateurs, mais de se glisser dans les failles de l'Histoire de façon suffisamment subreptice pour ne pas attirer l'attention sur ses intentions, tout en restant centré sur son sujet. « Les Aventuriers du temple de Jérusalem », de J. S. Victor, autour du chandelier à sept branches des Hébreux et de la mafia calabraise, n'est pas convaincant car hors sujet. Le dosage se doit d'être équilibré : « Over the Raimbow », de Claude Godfryd, livre une interprétation du Rainbow Warrior où les personnages de l'intrigue prennent le pas sur le complot. De même, « Pas de couronne pour Jean-Paul 1er », de Guillaume Bouilleux, astucieux récit expliquant la disparition du pape pour s'être mêlé de la politique britannique, aurait gagné en donnant moins d'importance à l'histoire en marge.
L'exercice est difficile car il suppose une solide connaissance de son sujet, surtout lorsqu'il s'agit d'exploiter une affaire qui a fait couler beaucoup d'encre. Ainsi, seul François Rivière, biographe de la grande dame du roman policier, semblait en mesure de revenir, avec « L'Enigme Agatha Christie », sur un trou de dix jours dans la biographie de l'écrivain, et de le combler avec un meurtre, forcément !, et des plus astucieux, cela va de soi. Et personne en-dehors de Benoît Peeters, grand tintinologue et spécialiste d'Hergé, n'aurait pu présenter avec tant de crédibilité « L'Affaire Tchang », où un faux Tchang aurait, pour des raisons politiques, pris la place de l'ami d'enfance, mort dans les geôles chinoises. C'est un des plus troublants récits du recueil.
La connaissance des événements ne suffit pas : il faut encore développer une thèse originale, au risque, sinon, de ne pas se démarquer des rumeurs classiques. « Une Bombe nommée Marylin », d'Olivier Delcroix, explique de façon plausible la mort de l'actrice, tout en jouant habilement avec les chromos de l'époque (seul bémol, le pseudo journal de Monroe sonne faux). « Le Téléphone pleure », où Philippe Ségur met en scène les démêlés de Claude François avec la mafia, colle trop aux faits pour être saisissant mais reste de bonne facture. En développant de délirantes mais savantes considérations sur les véritables origines de Mai 68, Jérôme Leroy, très pince-sans-rire, achève « Azimut 68 » de façon amusante.
Sa recette est la bonne : quand le terrain est trop balisé ou qu'au contraire il n'est pas suffisamment connu du grand public, mieux vaut se contenter de délivrer un hommage référencé ou se livrer à la plaisanterie qui réjouira le lecteur averti. Adepte de la première option, Michel de Pracontal exhume un manuscrit inédit de Dick, Numik, très sujet à caution : « La Machination K. Dick » mêle agréablement références biographiques et bibliographiques. L'humour plus appuyé adopté par Johan Heliot dans « Happy Birthday, Ground zero ! » désamorce par avance les critiques des adeptes de versions du 11 septembre nettement plus paranoïaques (saluons donc au passage Jean-Marie Bigard…) : bien que le récit soit classique, Heliot se tire honorablement de l'exercice. Avec « La Face cachée de l'Etoile Noire », Benjamin et Julien Guérif s'amusent bruyamment à démontrer combien la saga Star Wars ne sert finalement qu'à manipuler l'opinion dans une critique du système capitaliste. C'est en potaches qu'ils se moquent des délires interprétatifs des paranoïaques de l'actualité. Excessif aussi, « La Diva et le Vatican », dans lequel Nicolas d'Estienne d'Orves raconte l'assassinat de la Callas, n'emporte pas l'adhésion, peut-être parce son côté hénaurme modifie la personnalité de Maria Callas. Le seul à réussir à changer la perception communément admise d'une célébrité sans heurter ni démériter est Erik Wietzel, qui s'attaque pourtant à une icône très adulée, Lady Diana, ici égratignée sans vergogne. « L'Ange de l'Alma » n'est pas seulement un petit bijou de cynisme, il réussit la performance d'être écrit à la première personne, du point de vue du fantôme.
L'angle d'attaque doit aussi être choisi avec soin quand on n'a pas d'autre solution que de reprendre à son compte la rumeur autour du supposé complot, parce que celui-ci repose sur le principe de vrai/faux. C'est pourtant avec finesse et habileté que Rodolphe tisse sa trame autour des imitateurs de Presley pour nous persuader que le King, vous le saviez, est toujours vivant : « L'Homme de sucre » lui rend subtilement hommage. De même, Pierre Bordage, qui exploite un canular plus qu'un complot dans « On va marcher sur la Lune », est délicieusement retors en exploitant la crédulité populaire pour les versions officieuses. Il ne me semble pas que le suicide de Turing était sujet à controverse, mais la nouvelle de Chantal Pelletier, « Sur les traces de Blanche-Neige », est cependant au cœur du thème et aborde la disparition du père de l'informatique avec beaucoup d'humanité.
Mais l'exercice n'est jamais aussi bien réussi que quand le récit délivre une version différente de celle attendue tout en paraissant plausible. Pour Philippe Colin-Oliver, l'assassin de Kennedy est bien Lee Harvey Oswald, mais les raisons exposées dans « Tue-le pour moi ! » sont à mille lieues de ce qu'on pourrait imaginer.
Bref, cette anthologie est une agréable surprise qui contient quelques très bons textes, beaucoup de réjouissants et peu de déchets, à l'exception du « Crépuscule des libraires » de Bernard Werber, qui clôt le recueil (il faudrait arrêter la lecture avant), stupidité décrivant, 50 ans dans le futur, un monde sans livres (sauf protégés sous verre), des enfants illettrés ne connaissant que la télé et le Net (avec des claviers à icônes ?) et des embouteillages de voitures volantes dans le ciel, car les véhicules accidentés restent en l'air !
L'ensemble montre en tout cas les tendances paranoïaques de tout un chacun. Parfois, on se prend même à douter, tant les versions officieuses, vêtues de vérités soigneusement sélectionnées, prennent des allures d'authenticité. L'accueil mitigé de l'ouvrage sur le Net par ceux qui défendent avec assurance et à coups d'anathèmes les thèses du complot, prouve d'ailleurs qu'Olivier Delcroix a visé juste. Certains se demandent même qui le finance. C'est dire l'excellence de l'ouvrage.