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Les critiques de Bifrost

Crash !

James Graham BALLARD
FOLIO
345pp - 9,90 €

Critique parue en avril 2005 dans Bifrost n° 38

[Chronique portant sur Crash ! et Millenium People.]

À l'origine influencé par le surréalisme, James Graham Ballard est décidément l'auteur de science-fiction ayant le mieux cerné notre monde contemporain, mieux que n'importe quel auteur, au-delà des étiquettes et des genres. Depuis Crash ! et La Foire aux atrocités, ses romans se situent véritablement au cœur du réel.

Né à Shangaï en 1930, Ballard n'a jamais joué la carte des futurs ou espaces lointains. La séparation d'avec ses parents pendant son enfance explique peut-être ce parti pris : livré à lui-même dans Shangaï, interné dans un camp de prisonniers japonais à onze ans, en Mandchourie, c'est vivre un exotisme radical dans l'ici et maintenant ; L'Empire du soleil (disponible chez Folio), adapté à l'écran par Spielberg, relate de façon romanesque cette période dramatique, à la troisième personne. La distanciation par la fiction, déjà. Ballard ne s'embarque pas pour les étoiles, estimant le rêve mort sitôt après avoir commencé. Sa première période littéraire est catastrophiste, comme tout Britannique qui se respecte, avec notamment une tétralogie mettant successivement en scène les quatre éléments : Le Monde englouti, La Forêt de cristal, Le Vent de nulle part, Sécheresse. Les paysages surréalistes qu'il y décrit se rapprochent déjà des paysages intérieurs, oniriques, qui annoncent la période suivante, faite d'expériences narratives, de jeux d'écriture, décrivant par fragments les restes d'un mythe brisé où la conquête spatiale est abandonnée, où plages et hôtels déserts sont le signe de la lente déliquescence de la société, comme en témoignent maints titres de recueils de nouvelles : La Plage ultime, Vermillion Sands, Mythes d'un futur proche.

Crash !, en 1973, suit ce constat d'échec : le premier volume de la trilogie de béton (avec L'île de béton et I.G.H.) tente d'explorer la mythologie du monde moderne, sur fond de prolifération du béton et de prolongation technologique du corps. Prophétique par de maints aspects, le roman explore jusqu'au bout les obsessions contemporaines ; nul besoin de vernis S-F : celle-ci est passée dans la réalité et nous vivons dans une sorte de fiction permanente.

Après un accident de voiture, le narrateur James Ballard se trouve face à la femme blessée dont il vient de tuer le mari. Ce choc développe chez lui une obsession pour la tôle froissée qui n'échappe pas à Vaughan qui l'enrôle dans ses morbides projets artistiques. Il reconstitue en effet les accidents automobiles célèbres, celui de James Dean par exemple, et exhibe ses cicatrices comme des trophées. Son rêve est de mourir dans un accident de voiture avec Elisabeth Taylor. Dès lors, la sexualité de Ballard se confond avec l'érotisme de l'objet automobile. Il participe aux fantasmes de Vaughan, voire les renforce, dans la mesure où ceux-ci seraient dépourvus de signification s'ils n'avaient pas un public. Les noces technologiques de la chair et du métal sont ici décrites avec une précision chirurgicale. Le désir est sans affect, le plaisir et la souffrance se confondent dans l'impact avec la Machine, les plaies et les cicatrices sont les nouvelles images sexuelles célébrant cette rencontre sauvage avec le symbole technologique de l'automobile, ses chromes étincelants, ses banquettes de vinyle tachées de sperme, ses tôles froissées perlées de sang.

Le récit ne prend jamais le parti d'inquiéter ni de condamner, il se contente de décrire, avec un hyperréalisme monomaniaque. Le récit est efficient, fonctionnel, à l'image de la machine et de la société contemporaine, sans âme, sans finalité. On éprouve un sentiment de béance à lire ce roman, un vertige devant la vacuité de cette énergie brute qui déborde le narrateur. Ballard parle de « logique perverse plus puissante que la raison » et revendique ce livre comme le premier roman pornographique fondé sur la technologie et aussi comme une apocalypse prémonitoire. Le temps lui a donné raison : dans sa préface à l'édition française, en 1974, il parlait déjà de « mise en garde contre ce monde brutal aux lueurs criardes qui nous sollicite de façon toujours plus pressante en marge du paysage technologique. » Tout le monde a encensé ce roman prophétique : Baudrillard y a vu le grand roman de l'ère de la simulation, des thèses lui ont été consacrées et l'adaptation à l'écran, somme toute tardive (1996 — mais il fallait attendre que le public des salles obscures soit prêt à accepter ce type de fiction) a achevé de faire de Crash ! un mythe contemporain. Ce n'est pas un hasard si l'œuvre fut adaptée par David Cronenberg, qui avait déjà filmé en 1983 l'impact de la technologie sur le corps humain avec Vidéodrome.

Millenium people, son dernier roman, ne fait que confirmer ce constat trentenaire. Après un détour par la littérature générale, Ballard est revenu en force dans la science-fiction avec Super-Cannes et La Face cachée du soleil, qui poursuivent sa description de la décadence lente de nos sociétés. Dans Millenium people, ce sont les bourgeois, classe très conservatrice, qui se révoltent : dans la coquette banlieue londonienne de la Marina de Chelsea, médecins et cadres supérieurs refusent de payer leur loyer, volent leur nourriture dans les supermarchés et saccagent leurs biens. Ce ras-le-bol de la société de consommation est justifié par la paupérisation de la classe moyenne qui perd ses repères en même temps qu'elle perd son train de vie. Comme l'observe l'auteur dans un entretien à Lire, « la consommation entraîne, tôt ou tard, l'insatisfaction. Et de l'insatisfaction naît l'ennui. Or, de l'ennui peut naître la révolte » (n°332, février 2005). Les « prolos en costume trois pièces » plastiquent donc les vidéothèques et incendient la Cinémathèque. Le pathétique et le grotesque se mêlent dans cette révolution qui serait réellement une farce dérisoire si des éléments extrémistes n'avaient joué aux terroristes.

Pour avoir perdu son ex-femme dans un attentat, le psychologue David Markham se lance sur la trace de ses auteurs. C'est ainsi qu'il intègre un mouvement clandestin dirigé par Richard Gould, un charismatique médecin bien décidé à dénoncer le vide de nos existences, à provoquer un sursaut salutaire. Comme dans Crash !, mais aussi Super-Cannes, un déséquilibré éclairé permet de voir au-delà de la surface des choses et l'enquêteur neutre, désireux de comprendre, est initié à la logique perverse des révolutionnaires. Ceux-ci n'ont même pas de véritable cible : « Nous n'aimons pas le genre de personnes que nous sommes devenues », clament-ils ; ils ne peuvent que s'attaquer à ce qu'ils ont adoré. Une fois de plus, le narrateur est en quête de sens : le spectre du 11 septembre et des attentats aveugles plane sur ce roman. La gratuité, la mort frappant au hasard effraie car elle renvoie à la vacuité de l'existence comme à la fragilité de la civilisation qu'un moindre grippement des rouages peut mettre à mal.

Cette fois, le détachement ballardien disparaît sous l'humour, très pince-sans-rire. La charge est féroce, la satire au vitriol. Le récit grinçant ne suscite pas moins le malaise, car si le diagnostic prête à rire, il n'existe aucun remède apparent. Tout le monde s'accorde à penser que nous multiplions les actions dépourvues de sens pour notre plus grand désarroi, mais personne ne sait plus quoi faire pour rendre le monde moins dangereux.

Pour Ballard, la S-F est morte depuis que l'homme a marché sur la lune. Il définit ce qu'il écrit comme de la fiction réaliste extrême. À y bien réfléchir, n'est-ce pas précisément une belle définition de la science-fiction ?

S-F ou pas, Millenium People est un roman aussi jubilatoire qu'enrichissant par sa réflexion sur les contradictions de nos sociétés et leur avenir. Quant à Crash !, non seulement il n'a pas pris une ride, mais sa relecture de nos jours le fait briller d'éclats nouveaux.

Claude ECKEN

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