Thème battu et rebattu, tordu, pressé et pressuré jusqu'à la dernière goutte, la rencontre avec l'extraterrestre est une tarte à la crème de la S-F. Steven Spielberg en a même tiré non pas un, mais deux blockbusters : E.T. et Rencontre du troisième type. Quand un thème de S-F en arrive là…
En dépit des efforts de certains auteurs — on se souvient de L'Homme venu d'ailleurs de Walter Tevis (Denoël « PdF »), porté à l'écran par Nicolas Roeg avec David Bowie — pour donner au thème ses lettres de noblesses, d'œuvres brillantes et d'indéniables réussites, la rencontre avec l'extraterrestre ne s'est guère prêtée au jeu de la hard science. « Rendez-vous avec Méduse » d'Arthur C. Clarke n'est pas sans nous laisser sur notre faim, à l'instar de l'absence qui hante Rama. Une civilisation étrangère aussi finement et intelligemment élaborée que celle de La Paille dans l'œil de Dieu (le Bélial') ne joue pas davantage ce jeu-là.
Michael Flynn a trouvé l'angle d'approche permettant de confronter l'extraterrestre aux sciences dures. La physicienne et l'alien. Le cocktail est savoureux.
Mais l'auteur ne s'est pas arrêté en si bon chemin. Tom Schwoerin, l'un des principaux personnages du roman, est cliologue (historien mathématicien) et s'évertue à faire parler des modélisations pour interpréter les fais, les observations. Il considère d'ailleurs l'histoire narratologique comme de la littérature. Tom a un problème, un sujet d'étude : comprendre pourquoi un village de la Forêt Noire, Eifelheim, a été rayé de la carte et jamais reconstruit, ceci en totale contradiction avec l'histoire statistique. Dans le même temps sa compagne, Sharon Nagy, s'intéresse à la vitesse de la lumière variable, une théorie fort controversée qui pourrait cependant bien révolutionner la physique. Vous voyez le rapport ?
En 1348, alors que la Peste arrive sur les talons du châtelain de retour de France où il a participé à la Guerre de Cent Ans, d'étranges événements surviennent à Oberhoshwald. Nous y assistons par les yeux du père Dietrich. Ce dernier a étudié à Paris sous la houlette de Jean Buridan de Béthune — celui de l'âne —, à qui Flynn dédicace son livre. Il connaît également Guillaume d'Occam, une des pointures intellectuelles de ce temps. Cet homme de Dieu est un lettré à l'esprit ouvert, à cent lieues d'une image erronée du Moyen Age qui ne voit en cette époque que cinq siècles de ténèbres peuplés de paysans bas du front et de brutes confites en dévotion, l'intelligence oblitérée par une foi aveugle. Image qui veut que la civilisation antique n'ait survécu qu'en traversant la Méditerranée pour se réfugier en terre arabe. Cette vision du Moyen Age, faisant fi de personnalités aussi brillantes que celle de l'abbesse Hildegarde von Bingen (sur le Rhin, près d'Heidelberg) citée dans le roman et dont l'œuvre importante et novatrice est encore jouée de nos jours, a, certes, été invalidée par les historiens récents, mais beaucoup de gens persistent à l'ignorer. Cette époque était bien plus rationnelle que la Renaissance qui lui a succédé, mais nous ne sommes plus guère en mesure aujourd'hui d'appréhender cette rationalité-là. Flynn fait d'ailleurs dire à un personnage que nous ne savons plus lire Buridan, d'Occam ou Thomas d'Aquin. C'est au frère Joachim, un franciscain, que revient le rôle du dévot, quoiqu'il ne soit pas pour autant un abruti. « Oui, vous êtes un homme de bien, je pense ; mais vous êtes par trop froid. Plutôt que de faire le bien, vous préférez y réfléchir. » (p. 123) Tout froid intellectuel qu'il fut, le père Dietrich n'est qu'un homme de son temps. Quand il rencontre des extraterrestres qui ressemblent à des sauterelles géantes, il ne peut les appréhender qu'en fonction de ses propres catégories de pensées, qui sont celles du bas Moyen Age. Il leur attribue des noms/fonctions en allemand. Bien que deux villageois soient morts, dommage collatéral de l'arrivée des Krenken (E.T.), Dietrich les aborde avec circonspection, mais dans un esprit naturaliste exempt de superstition. D'emblée, il comprend avoir affaire à des êtres intelligents et, à aucun moment, il ne voit là d'intervention divine. Son attitude n'a rien à voir avec une vue de l'esprit de l'auteur ; elle est en parfaite conformité avec la manière de penser des intellectuels d'alors.
Bien que les Krenken disposent du fameux traducteur universel qui est à la S-F ce que la poêle à frire est à la cuisine, et que le père Dietrich le croie habité par un homoncule — les catégories de l'époque ignorent toute possibilité d'action à distance —, Flynn ne cesse de montrer que la communication n'a rien d'évidente à défaut d'un langage commun. C'est un thème important et récurrent du roman.
Michael Flynn met en scène ce contact avec une précision, un souci permanent du détail, de justesse, d'exhaustivité, et une érudition qui rendent chaque page passionnante. Ça sonne juste. Il nous fait sentir, palper ce Moyen Age différent de l'idée que l'on s'en fait d'ordinaire comme si nous y étions. Une foison de détails qui confère à cet ouvrage fort de plus de 500 pages une extraordinaire intensité. Ce n'est pas un de ces livres dont on tourne les pages à toute vitesse, au contraire. Parce que la science-fiction est un outil de lecture du monde qui a vocation à proposer un angle inédit, une approche oblique, derrière la rencontre avec l'extraterrestre et à travers elle, Flynn nous fait voir le Moyen Age avec des yeux neufs, et il en profite pour le réhabiliter. Dietrich ne court pas sus aux démons, brandissant croix et eau bénite. Il se rend compte avoir affaire à des êtres conscients, des créatures de Dieu bien qu'elles ne soient pas nées d'Adam et, qui plus est, en détresse. Aussi fait-il tout son possible pour leur venir en aide ; jusqu'au baptême. Il prend leur défense auprès des autorités ecclésiastiques contre l'opinion de frère Joachim.
Dans les vingt pour cent environ du roman situé à notre époque, où l'on voit le couple de chercheurs constitué par Tom Schwoerin et Sharon Nagy se marcher sur les pieds et cohabiter non sans difficulté, la part revenant à l'historien, bien qu'indispensable, m'apparaît moins ébouriffante que celle qui revient à sa compagne. Elle évolue dans l'espace de Jatnapour, les onze dimensions de Kaluza & Klein, à la recherche du quantum d'un temps tridimensionnel. Elle recourt à la fameuse baudruche comme analogue à trois dimensions de notre univers qui en compte quatre. « Comparé au charme et à l'étrangeté des quarks, rien ne semble ridicule », dit Sharon à la page 492. Flynn se paie là un trait d'humour : strange et charm sont deux des six « saveurs » de quarks qui constituent les hadrons, particules susceptibles d'interaction nucléaire forte. Ça prend toute sa saveur quand on sait que la recherche de Sharon Nagy porte sur une valeur manquante entre la gravité, la force nucléaire forte et la force électrofaible pour une force temporelle liée à un quantum de temps. Cependant, tous ceux que ces concepts n'amusent pas ou lassent, peuvent très bien faire l'impasse et se contenter de l'aspect narratif du roman. Ils n'auront que la couleur, pas la saveur, mais n'en comprendront pas moins parfaitement de quoi il est question. L'intrigue retombe bien sur ses pattes.
Eifelheim a manqué le prix Hugo du meilleur roman et le Razzie de la pire couverture, deux prix qu'il aurait amplement mérités. C'est l'un des meilleurs romans publiés depuis longtemps en « Ailleurs & Demain ». Un livre dont le rythme relativement lent est plus que largement compensé par une densité extraordinaire. Les pages sont lourdes d'une richesse d'information peu commune qui fait qu'il ne souffre d'aucune longueur. C'est intéressant, très intéressant de bout en bout.