Thomas DAY, Xavier MAUMÉJEAN, John (Champlin) GARDNER
DENOËL
192pp - 17,25 €
Critique parue en avril 2011 dans Bifrost n° 62
Connu comme le loup blanc dans le monde anglo-saxon, Beowulf figure au rang des grandes œuvres de la littérature médiévale, au même titre que la geste du roi Arthur, la Chanson de Roland, l’Edda et bien d’autres sagas scandinaves. On ne reviendra pas sur le contexte historique de ce poème épique, de crainte de paraphraser l’excellente préface de John Gardner lui-même. On se contentera juste de renvoyer les éventuels curieux à l’édition d’André Crépin (Le Livre de poche, collection « Lettres gothiques »), s’ils souhaitent se confronter au texte original. Que les néophytes ne s’inquiètent toutefois pas. La lecture de Beowulf n’est pas un préalable à la lecture de Grendel. La méconnaissance de l’œuvre originale ne constitue pas un obstacle à la compréhension du roman de John Gardner. Qu’ils sachent cependant que le poème a influencé des auteurs tels que Tolkien et Michael Crichton (Les Mangeurs de morts), et qu’il a fait l’objet d’une adaptation regardable au cinéma (La Légende de Beowulf de Robert Zemeckis).
Dans la postface, Xavier Mauméjean estime que le Grendel de Gardner est une complète trahison, au même titre que l’Ulysse de James Joyce. Pour l’auteur français, le roman est un acte de recréation. John Gardner ne trahit en effet pas la légende, ayant en tête l’intention d’écrire une variation du texte de Beowulf. Bien au contraire, s’il aborde le mythe du point de vue du monstre, c’est pour essayer de toucher par ce biais à des notions essentielles : le sens de la vie, l’altérité, la différence, le destin.
Roman iconoclaste, conte philosophique et fable ricanante, Grendel imprègne la mémoire de façon durable. Non sans malice, l’auteur américain mène jusqu’à son terme le destin inexorable — tout est écrit — du monstre. Observateur attentif, Grendel s’irrite au moins autant qu’il s’attache aux gesticulations des hommes. Une humanité grossière et dépourvue de morale, enferrée dans les songes creux de la foi et des exploits héroïques chantés lors des veillées. A la fois naïf et lucide, le monstre dresse un portrait douloureux et sans concession de l’existence. Ainsi, Grendel apparaît teinté d’un nihilisme désespéré. Le destin des hommes est soumis au hasard. La violence, la cruauté, l’appât du gain ou du pouvoir président au moindre de leurs actes. Le monde ressemble à un mécanisme odieux dont l’horloger pointe aux abonnés absents. Et Grendel peine à trouver sa place dans tout cela. A peine sorti du ventre de sa mère, du refuge de la grotte maternelle, il cherche un sens à la vie, à sa vie. Un questionnement universel rendu plus impérieux encore par sa condition de réprouvé, de créature des marges, échappant à la civilisation, et lui servant même de repoussoir.
« Le monde n’est qu’un accident sans signification, dis-je. Je crie maintenant, les poings serrés. J’existe, un point c’est tout. »
Si la Weltanschauung dispensée par John Gardner n’incite guère à l’optimisme, elle ne mène cependant pas à l’abandon pur et simple de la vie. Grendel ne trouve son salut, si l’on peut dire, que dans la création, ici œuvre de destruction. Il tue, massacre, dévore, jouant le rôle que la légende lui a dévolu. Il jubile même de ce rôle, se moquant de la crainte, de la résistance de Hrothgar et des Scyldings. Démon farceur, sans cesse sur le fil, entre ironie et détresse, il tient sa place jusqu’au dénouement : l’arrivée de Beowulf, autre monstre, individu froid dépourvu d’affect, à peine évoqué par John Gardner qui ne le nomme d’ailleurs à aucun moment. Et lorsque Grendel meurt, ce n’est pas à l’issue d’un combat épique jalonné d’actes de bravoure. C’est bien d’une manière grotesque, ultime pied de nez du destin et du hasard.
Bref, Grendel impressionne par la fulgurance de son propos et son humour désespéré. John Gardner concilie et réconcilie l’art de la tragédie et de la satire. Ainsi, son roman hante durablement la mémoire. Les livres capables de susciter ce genre de réaction sont rares et précieux.