Mickey Zucker REICHERT
ROBERT LAFFONT
456pp - 24,00 €
[Critique commune à I, robot : protéger et Asimov et l'acceptabilité des robots.]
Si l’on mesure la profondeur et l’importance d’une œuvre à la pérennité de son influence et à la variété des adaptations, hommages et détournements en tout genre qu’elle suscite, I, Robot, d’Isaac Asimov (1950), fait toujours figure de chef-d’œuvre emblématique de la science-fiction. Des « Trois lois de la sexualité robotique » de Roland C. Wagner (Bifrost n°7) à la danse des robots Nao, vedettes des dernière Utopiales, en passant par l’adaptation très libre d’Alex Proyas au cinéma (2004), les références n’en finissent pas de se renouveler et de susciter de nouvelles pistes de réflexion. C’est encore le cas ce trimestre avec deux publications très différentes : I, Robot. La Véritable histoire de Susan Calvin, par Mickey Zucker Reichert, et Asimov et l’acceptabilité des robots, un ouvrage semi universitaire sur l’impact des nanotechnologies et de l’intelligence artificielle.
« La Véritable histoire de Susan Calvin » se présente comme une trilogie « préquelle » dûment autorisée dont I, Robot : protéger constitue le premier tome. Le puriste en frémit déjà : même la prestigieuse collection « Ailleurs & demain » n’est pas à l’abri des suites purement commerciales (1)… Qu’il se rassure. Non seulement Mickey Zucker Reichert n’a pas sombré dans cette facilité, mais son nouveau cycle n’a en fait pas grand-chose de commun avec celui d’Asimov.
I, Robot : protéger est avant tout un thriller médical très documenté, situé dans un avenir proche (2035). Officiellement psychiatre, son héroïne, Susan Calvin, est le médecin idéal, à l’empathie et à l’intuition quasi miraculeuses, capable de résoudre dès sa première demi-journée d’internat plusieurs cas sur lesquels des collègues chevronnés s’étaient cassé les dents. Ses échecs n’en sont que plus douloureux. Mickey Zucker Reichert réussit dans ce roman à nous faire percevoir l’alliage très particulier de confiance, de résolution et de doute mortel que peut éprouver un médecin au moment de certaines décisions. L’inadéquation de la morale toute faite, aussi, tant chaque cas est singulier. Pédiatre à ses heures perdues, l’auteur n’hésite pas à choquer. Que faire, que penser, face à un dangereux psychopathe d’à peine quatre ans ? Le praticien ne peut pas se contenter de se bercer de mots…
Et les robots, dans tout ça ? Ben non, pas de robots. Enfin si : un, parfaitement humanoïde, avec lequel Susan papote de loin en loin. Mais Nate reste au mieux un personnage d’arrière-plan, simple prétexte à introduire les Trois lois de la robotique, qui par ailleurs s’appliquent aussi — on est prié de suspendre son incrédulité — à des essaims de nanomachines.
Si la référence asimovienne peut sembler assez indirecte, au-delà des noms de la protagoniste et d’une poignée de personnages secondaires, ce premier tome vigoureux n’en rafraîchit pas moins une problématique centrale des Robots. Plonger ainsi, via Susan Calvin, les racines de la « robot-psychologie » dans la psychiatrie humaine, renouvelle authentiquement la question de l’acceptabilité, pour l’homme réputé « normal » (le « degré zéro de la monstruosité », selon Canguilhem) d’une intelligence profondément différente de la sienne. Tout juste esquissée dans I, Robot : protéger, celle de la confluence d’intérêts privés et de la résistance collective au changement, symbolisée par une soi-disant « Société Pour l’Humanité », fournira sans doute la matière du tome deux, I, Robot : obéir.
Etait-il pour cela indispensable de s’approprier les personnages mêmes créés par Isaac Asimov ? Sans doute pas. Mais l’ambition du projet de Mickey Zucker Reichert est suffisante pour que l’emprunt ne paraisse pas usurpé. La traduction française de Patrick Dusoulier s’avère agréable (à l’exception peut-être de quelques brefs passages en « langage SMS » un brin daté). Au final, pour qui s’intéresse à la médecine, la seule vraie réserve est qu’il manque à cette édition une brillante préface de Gérard Klein…
Asimov et l’acceptabilité des robots réunit quant à lui trois essais, pour une vulgarisation efficace en autant d’approches convergentes des enjeux « E3LS » (éthiques, économiques, environnementaux, légaux & sociaux) soulevés par les fictions d’Asimov. Dans « Vivre-ensemble avec des robots », le philosophe Jean-Pierre Béland montre la variété et l’intrication des enjeux humains liés à l’acceptabilité des développements technologiques. Philosophe également, Georges A. Legault analyse ensuite, dans « La Morale des robots », les contrain-tes logiques et éthiques associées aux lois de la robotique. Pour lui, l’œuvre d’Asimov démontre encore et toujours que, même dans le cas-limite a priori limpide de robots qui y sont strictement assujettis, la morale se caractérise bien plus par une tension permanente entre des valeurs souvent inconciliables que par l’application mécanique de quelques lois. Enfin, dans « Réaliser des robots éthiques. Limites scientifiques, défis technologiques et potentiel de la robotique et de l’intelligence artificielle », deux spécialistes du génie électrique, Jacques Beauvais et Jonathan Genest, montrent que, si la conception concrète de « cerveaux positroniques » à la Asimov se heurtera encore longtemps aux limites de la théorie de l’information, voire de la physique quantique, il est d’ores et déjà possible de développer des « agents éthiques » élémentaires ouvrant la voie à des robots qui « auront la capacité de refuser d’accomplir une tâche ou pourront choisir les tâches à accomplir en se fondant sur des raisonnements éthiques complexes qui sont chers à notre société humaine ». On n’a pas fini de s’amuser !