William GIBSON
AU DIABLE VAUVERT
494pp - 23,00 €
Critique parue en janvier 2005 dans Bifrost n° 37
Cayce Pollard est un chasseur de cool. Cette jeune femme est employée par des trusts internationaux pour prendre le pouls de la rue, anticiper les tendances, reconnaître avant les autres un schéma. Cette empathie symbolique se double d'une allergie aux marques. Cayce, depuis l'enfance, ne supporte pas les logos, au point de faire dégriffer ses vêtements et de lutter contre l'omniprésence des icônes par la récitation d'un mantra personnel : « Il a pris un canard en pleine tête à deux cent cinquante nœuds. » Une formulation insensée, qui annule le surcroît de sens, mais ne lui permet pas d'oublier la tragédie mondiodiffusée du 11 septembre. À nouveau un excès de voir, qui, paradoxalement, a vu son père disparaître. Cayce, dont l'activité professionnelle exige l'immersion dans la foule, compense ces contacts forcés par une vie affective distante. Ses proches sont lointains, toujours en voyage, et pour le reste elle n'entretient que des amitiés virtuelles sur les forums consacrés au Film. Cent trente-quatre fragments diffusés sur le net, que l'on peut accoler, diviser, remonter, ou prendre isolément. Nul ne sait s'ils forment un tout ou un tas, un agrégat plastique et polysémique ou une continuité narrative. Mais une chose est sûre, le Film est une authentique révolution dans la stratégie promotionnelle. C'est pourquoi Hubertus Bigend, fondateur de Blue Ant, s'intéresse au phénomène. Aussi engage-t-il Cayce qui bénéficiera de fonds illimités jusqu'à ce qu'elle identifie l'origine du schéma.
« Le ciel est un grand dôme gris strié de condensation effilochée », nous dit William Gibson page 18, façon d'en finir avec le célèbre : « Le ciel au-dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur hors service », qui ouvrait Neuromancien. Car évoquer le cyberpunk serait ici une erreur, la meilleure façon de louper le roman. Par définition, on ne devient prophète qu'a posteriori, une fois les prédictions réalisées. De manière fort habile, William Gibson a, lors d'une récente interview, écarté le débat en affirmant qu'il n'avait pas prévu le succès des téléphones portables. Un simple détail qui lui permet d'abandonner l'étiquette de visionnaire cyberpunk. Tout comme son héroïne, Gibson dégriffe le costume que d'autres lui ont taillé. Identification des schémas renonce à l'anticipation au bénéfice du constat. Le passé n'est plus, ou à peine, enseveli sous les commentaires et la reprise. Ainsi, Cayce porte-t-elle une copie d'ancien blouson militaire, et ne supporte que les logos réinventés par des cultures étrangères, subsistant sans lien à la référence. Quant à l'avenir, il est définitivement hors de portée : « Bien sûr, nous n'avons pas la moindre idée de ce que les habitants de notre futur seront. En ce sens, nous n'avons aucun futur. Pas comme nos grands-parents en avaient un, ou pensaient en avoir un. Les futurs culturels entièrement imaginables sont un luxe révolu. » Le Film, et ses montages compossibles, a ainsi valeur de métaphore. On peut multiplier les récits sur l'avenir, en risquant de le figer dans une narration1. Honnête aveu de la part de Gibson, qui entérine l'échec du cyberpunk. No future, donc. Cet état des lieux prend la forme d'une présence pleine au réel, sans distance ni délai. Tout est donné en vrac, ici et maintenant. Gibson délimite un champ d'apparition des phénomènes où chaque état du sujet est facteur d'inquiétude. Le temps est instable, par le simple fait des fuseaux horaires. L'espace perd tout repère à force d'être arpenté. No map for these territories, pourrait-on dire en reprenant le titre du documentaire consacré en 2000 à William Gibson. Le corps lui-même est privé de son intégrité, dans une société en lutte perpétuelle qui fait de la violence physique un recours par défaut. Cette incapacité à agir sur le donné oblige à une réception passive. Les accros du Film sont dépendants des images, Cayce Pollard absorbe les tendances, et les flirts de Magda, contrepoint de l'héroïne, assimilent les logos par diffusion pandémique. Une passivité assumée par Gibson qui préfère Ebay ou Google à la quincaillerie des néologismes cyberpunks. La perception panique de Cayce oblitère Neuromancien et son Case aux désordres neurologiques, simplement parce qu'il n'est pas besoin d'accumuler les prévisions quand la réalité est déjà saturée. De ce point de vue, Gibson retient une leçon déjà apprise par J. G. Ballard. Il suffit de faire sauter le plus petit point d'ancrage pour retrouver le chaos des faits. Les repères quotidiens, distribués autrement, n'ont plus pour fonction de rassurer. Cette perte du confort a son avantage, puisqu'elle autorise de nouveaux déchiffrements. Partiels, partiaux, et qui n'ont pas pour but d'épuiser le sens, car le réel est largement excédentaire. Tout discours sur le monde apparaît donc comme périssable. C'est pourquoi Identification des schémas est un grand livre, à déguster maintenant.
Notes :
1. Comme en témoignent les expériences scénaristiques de Gibson à Hollywood. Toutes se sont soldées par la réduction des innovations cyberpunk à une simple succession d'effets, dépourvus de contenu. [NDLA.].