Arcadi STROUGATSKI, Boris STROUGATSKI
DENOËL
240pp - 19,00 €
Critique parue en octobre 2009 dans Bifrost n° 56
Pour le commun des mortels, bourgeois comme boutiquiers, nobles ou simples vilains, don Roumata d'Estor se présente comme le rejeton fortuné d'une vieille famille aristocrate liée à la dynastie impériale ; un fin de race qu'une indélicatesse avec le gouvernement a contraint à l'exil dans le royaume féodal d'Arkanar. Côtoyant au plus près la sphère du pouvoir, il fréquente les puissants, fraye avec la pègre et toise les Gris, cette milice paramilitaire vulgaire dont la seule raison d'exister semble être de servir les desseins de don Reba, principal ministre du royaume. Mais pour la civilisation pan-humaine qui s'étend outre-espace, Roumata n'est qu'un nom d'emprunt, un rôle de composition joué par un agent de l'Institut d'histoire expérimentale de la Terre.
Depuis cinq années, Roumata endure avec fatalisme les mœurs barbares des autochtones et les complots de Cour. En interférant le moins possible, il observe les événements, car s'il est l'équivalent d'un dieu au regard des sujets de ce royaume, il ne doit surtout pas mettre à profit ses connaissances et ses capacités supérieures pour influencer trop ouvertement le déroulement de l'histoire, de peur de provoquer le chaos.
Durant ce lustre, il s'est acquitté efficacement de sa tâche. Mais maintenant que les Gris persécutent les savants, les poètes et les artistes, les événements semblent sortir dangereusement du cadre des prévisions de l'Institut. À ses yeux, le doute n'est plus permis : le fascisme prend pied à Arkanar. Un péril beaucoup plus grand qu'une intervention directe de l'Institut. Sa conscience et son cœur lui dictent d'agir, quitte à susciter la réprobation de ses pairs.
À la lecture de ce bref résumé, d'aucuns auront immédiatement fait la liaison avec le cycle de la Culture de Iain M. Banks, en particulier Inversions. Le parallèle s'impose à l'esprit tant le synopsis, les thématiques et l'atmosphère du roman des frères Strougatski sont ici proches de celles de l'écrivain britannique. Cependant, là où le second fait montre d'une ironie mordante, les premiers laissent libre cours à la noirceur teintée d'un fatalisme slave.
Le roman s'aventure clairement dans le domaine de la réflexion politique et traite au moins deux thématiques : le totalitarisme et l'interventionnisme. Les références au fascisme, sous toutes ses manifestations historiques, sont empruntées directement à notre passé. Ainsi, nazisme et théocratie fournissent-ils les éléments constitutifs du climat de terreur qui prévaut tout au long du roman. Toutefois, il est aisé de relever également des allusions à peine voilées à l'histoire violente de la Russie.
L'interventionnisme est aussi au cœur de l'intrigue des frères Strougatski. Empêtrés dans leurs principes moraux, et convaincus de la fiabilité de leur science historique, les membres de l'Institut refusent d'intervenir sur le cours naturel des événements à Arkanar. Leur inertie condamne Roumata à vivre dans sa chair et son esprit le cauchemar totalitaire. En écartant tout angélisme, les frères Strougatski présentent les avantages et les inconvénients du droit d'ingérence. Leur réponse apparaît radicalement pessimiste : ou ne rien faire ou recréer entièrement l'espèce humaine.
Il est difficile d'être un dieu est enfin le portrait émouvant d'un individu n'arrivant pas à se résoudre à demeurer le simple spectateur du désastre qui s'offre à ses yeux. Qu'il est difficile de vivre l'Histoire lorsqu'elle bégaie…
Au final, Il est difficile d'être un dieu est assurément un roman indispensable à lire, à la fois pour la teneur de son questionnement politique et éventuellement philosophique, mais également pour sa tonalité douloureusement mélancolique. À l'heure des guerres en Irak et en Afghanistan, la réflexion désabusée des frères Strougatski semble plus que jamais d'actualité. Maintenant, on est très impatient de lire les rééditions de Stalker et de L'Ile habitée, annoncées chez le même éditeur.