À l'intérieur de son local sordide, dans ce qui lui tient lieu de magasin, Barnett, un anglais expatrié et accessoirement receleur de bijoux, est attablé au comptoir de son commerce. C'est ici, dans la ville de Banjormasim, sur l'île de Bornéo, que commence l'une des nombreuses histoires inexplicables que la jungle aime enfanter puis couver. Lié à une affaire de drogue qui a tourné à son désavantage, Curtis MacKinnon est venu ce matin-là afin de tirer d'un diamant une somme suffisante pour lui permettre de quitter l'île un certain temps. Pour se faire oublier. Mais il n'y a pas de lieu à Bornéo pour se cacher de la mafia locale quand on est américain. La seule échappatoire, pense Barnett, se trouve au milieu de la jungle, dans le pays dayak. Sa seule chance de survie est de se fondre parmi les autochtones, à Kalimantan, en compagnie de Tenzer, un ami ethnologue de Barnett. MacKinnon n'a d'ailleurs pas le choix. L'autre alternative est forcément la mort.
Si MacKinnon s'adapte à ce mode de vie spartiate pendant quelques années, loin de la civilisation, les lettres de Tenzer adressées à Barnett sont en revanche de plus en plus inquiétantes. MacKinnon semble être parvenu à maîtriser les effets d'une drogue locale, des effets qui non seulement affectent sa réalité mais aussi celle des gens autour de lui. C'est ce qui décide Barnett à faire le trajet jusqu'au lieu isolé de la jungle…
Le roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, a marqué les esprits, tant et si bien qu'il a influencé de nombreuses personnalités artistiques et non des moindres, comme T. S. Eliot, Orson Welles ou Francis Ford Coppola. En littérature, Robert Silverberg, entre autres, lui a rendu hommage au travers de romans extrêmement forts. Shepard, sans doute condamné à amener sa pierre à l'édifice de tous ces hommages, ne pouvait que plonger au cœur de ténèbres bien connues, dans lesquelles il ne pourrait que puiser des images « vraies » et de l'authenticité : ici, l'Indonésie.
Ce côté exotique et vécu est un des points forts du roman, une atmosphère moite et un cadre extrêmement oppressant dans lequel la première confrontation entre Barnett et le nouveau MacKinnon est conduite avec brio. Les phénomènes surnaturels issus de la sorcellerie et des pouvoirs de l'Américain entretiennent une ambiance fantastique et un intérêt croissant du lecteur, tout au long d'une grosse première partie. L'utilisation du personnage de Tenzer intensifie la paranoïa planant sur le village, et la tension palpable qu'engendre la forêt, peu à peu, étouffe le lecteur. Il faut au moins saluer la capacité de l'auteur à avoir saisi l'essence d'un Kurtz. Suffisamment pour la transposer chez MacKinnon.
Et si Shepard avait exploité ce filon, nul doute qu'il aurait écrit un beau roman. La suite montre qu'il passe à côté d'un rien, car si l'idée de se rendre, par le biais des drogues, dans un autre monde (celui où s'évadaient les Punan Dayaks, l'une des tribus disparues de Kalimantan), explore un aspect non expliqué ou décrit d'Au cœur des ténèbres, son développement manque de puissance, d'images fortes et de mystère. Certes, ce que Barnett découvre en ce lieu laisse une forte impression, mais peut-être y avait-il matière à tourner l'histoire autrement. La fin est juste maladroite.
Même si Kalimantan, troisième roman de Lucius Shepard, n'est pas un des ouvrages majeurs de l'auteur, on peut y voir déjà tout le talent descriptif de ses meilleurs textes, ceux dans lesquels il maîtrise à la fois le décor, les personnages et l'intrigue.