Pierre BORDAGE
AU DIABLE VAUVERT
560pp - 23,00 €
Critique parue en janvier 2005 dans Bifrost n° 37
« Archange Saint-Michel, donne-nous la victoire, sois notre protecteur contre les pièges, contre la perfidie du malin.
— Dis-moi, mon fils, qui est-ce ?
— Saint-Michel.
— Qui ? !
— Saint-Michel ?
— Et qu'est-ce qu'il a fait ?
— Il a chassé Satan hors du Paradis. »
(Dialogue tiré du film de Martin Scorcese Gangs of New York et auquel je n'ai cessé de penser en lisant L'Ange de l'abîme de Pierre Bordage.)
Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, revenons un peu en arrière : il y a deux ans environ, un éditeur poche dont je tairais évidemment le nom et qui savait que j'avais beaucoup apprécié Les Fables de l'Humpur me demanda de lire L'Evangile du serpent — Prix Bob Morane 2002) afin de lui dire si l'ouvrage valait à mon sens l'à-valoir « goût Himalaya » demandé par Marion Mazauric pour son exploitation poche. Après avoir lu un tiers de L'Evangile du serpent, et buté sur ce qui me sembla être des opinions politiques sous-jacentes diamétralement opposées aux miennes, des clichés gros comme des icebergs, j'avouai à mon commanditaire qu'à mes yeux, jugement purement subjectif et donc fortement dénué de valeur, ce roman, premier opus d'une trilogie, était grotesque, parfois puant et souvent doté de sales relents new age — un labyrinthe de rochers naufrageurs qui ne valait pas un clou de cercueil et certainement pas un à-valoir enjolivé de quatre zéros. Un livre que je ne finirai pas, nah !
Deux ans plus tard, poussé par l'inaction des autres critiques de ce sommet de bon goût qu'est la revue Bifrost, me voilà candidat-kamikaze pour lire la suite de L'Evangile du serpent, suite qui n'en est pas vraiment une, mais peu importe ; voyons plutôt de quoi parle cette road-story…
Demain. L'Europe.
Une ligne de front qui va de la Baltique à la Mer Noire sépare deux camps qui se livrent une guerre sans merci : à ma gauche, les chrétiens de l'Archange Michel ; à ma droite, les Ousamas, les islamistes. Dans cette troisième guerre mondiale — véritable avalanche de bombes, de meurtres, de suicides, de viols, de mesquineries et de délations — un gamin, Pibe, et une adolescente, Stef (surnommée Fesse), décident de tracer la route vers l'est, vers la citadelle roumaine dans laquelle vit l'Archange Michel (hum hum… il n'y a que chez Pierre Bordage que les dictateurs vivent à portée de fusil du pays auquel ils ont déclaré la guerre ; il n'y a aussi que chez Pierre Bordage que les islamistes sont majoritairement intégristes et va-t-en guerre).
Servi par une construction élaborée et une narration hypermaîtrisée qui emmènent le récit à la vitesse d'un bulldozer énervé, ce livre se voulant très politique semble être l'œuvre d'un auteur qui, pour son travail de recherches, s'est contenté de lire L'équipe, le « Que sais-je ? » sur l'Islam et un ou deux reportages de Penthouse sur les ex-pays du bloc communiste (à côté de cet Ange de l'abîme, la série inachevée F.A.U.S.T de Serge Lehman fait figure de traité géopolitique visionnaire).
Au fil de la lecture, il est de plus en plus difficile de croire à la guerre sainte qui nous est proposée, à laquelle se livrent une Europe chrétienne et un Orient islamiste fondamentaliste. Difficile ? Impossible pour tout dire, si on a le mauvais goût de posséder un minimum de culture historique, car au final, l'avenir que nous propose Bordage est le résultat d'un faisceau de raccourcis douteux, voire criminels dans le contexte actuel. De plus, le récit, incohérent sur bien des points (résistance du minuscule état israélien alors que l'Europe courbe l'échine), n'a de cesse d'invoquer de nombreuses questions auxquelles Pierre Bordage répond très mal (et quand il répond, c'est beaucoup trop tard, aux alentours de la page 350)…
En voici trois :
1/ D'où vient l'argent des islamistes qui bombardent allégrement l'Europe avec des obus à l'uranium enrichi et qui possèdent des sous-marins nucléaires ? Du pétrole de la péninsule arabique ? Peut-être…
2/ Si c'est le cas, alors que font les Chinois (gros importateurs d'acier et d'or noir), qui dès aujourd'hui ont besoin plus que tout autre pays au monde de pétrole ? Et que fait l'Arabie Saoudite, allié des Américains contre Saddam Hussein ?
3/ Et d'ailleurs, que font les Américains (alliés historiques de l'état d'Israël) et les Russes (aussi menacés que l'Europe, si ce n'est plus, par le terrorisme islamiste) ?
L'auteur a beau expliquer les tenants et les aboutissants de sa troisième guerre mondiale aux allures d'apocalypse théocratique, ben, on n'y croit pas (surtout au retour de la chrétienté en Europe, le Dieu chrétien est mort à la fin du XIXe siècle comme le savent les lecteurs de Nietzsche, résultat, un siècle plus tard, la majorité de la population européenne est attachée à la notion de laïcité). Epuisé, le lecteur noyé dans une furia de situations désespérées voit bien que tout est bidon : les troupes chrétiennes appelées légionnaires (aux deux L croisés, Lance et Loi, qui rappellent une croix nationale-socialiste de sinistre mémoire), les bombardements islamistes à l'uranium appauvri, les dialogues djeun's de Pibe et Stef, les camps de la mort anti-ousamas (décalque souvent maladroit, parfois saisissant, des camps de la Shoah), la télé européenne unique, l'interdiction de l'Internet, la fusillade finale qui sent le « tout ça pour ça ? ». Bidon…
Et qu'est-ce qui rime le plus chez Bifrost avec bidon ? Poubelle !
Une poubelle à laquelle Pierre Bordage échappe de peu grâce à son indéniable métier de raconteur d'histoires (c'est écrit comme du Stephen King, c'est donc d'une efficacité redoutable 99% du temps).
Voilà un livre qui aurait pu être formidable, mais qui, au final, se résume à un enchaînement de scènes plus sordides les unes que les autres (ah ! cette obsession pour les rapports sexuels sans sentiments, lubrifiés à la va-vite). Trop simpliste pour un roman qui se veut réaliste, trop réaliste pour un roman qui se serait peut-être bonifié en se déconnectant complètement de l'actualité, L'Ange de l'abîme est un ersatz de Mad Max, sauce Bible et Coran ; un roman qui anéantit avec rage son sujet plutôt que de le creuser. J'y vois juste un livre de brute dans un monde de brutes ; vous voilà prévenus…
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