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Les critiques de Bifrost

La Rédemption de Christophe Colomb

Orson Scott CARD
L'ATALANTE
448pp - 21,90 €

Critique parue en avril 1999 dans Bifrost n° 13

Il n'y a ni Serpents ni Araignées dans ce livre, ce qui n'en fait pas moins un brillant successeur du Grand jeu du temps. Et pour qui maîtrise le temps, forte est la tentation de le modifier pour conformer l'histoire à ses désirs. Ceci dit, les romans de Fritz Leiber et de Card sont bien différents. Là où Leiber était un véritable et grand écrivain, Card est avant tout un conteur, l'un des meilleurs de sa génération. S'adonner aux joies du time opera est une chose, embrasser la modification de l'Histoire en est une autre. Ce que la peinture à l'huile est à la peinture à l'eau.

Au XXIIIe siècle, alors que la Terre semble lentement se remettre d'une longue période de guerre, l'Observatoire du Temps scrute le passé. Un passé où l'humanité souffrait de tous les maux : l'esclavage — que Tagiri étudie — n'étant pas le moindre. Avec Hassan, elle forme 1a base d'une équipe que rejoindra au fil des années leur fille Diko, Kemal, le découvreur de L'Atlantide en Mer Rouge et Hunahpu, chronohistorien à la carrière compromise par son obsession à spéculer sur ce que serait advenu du monde précolombien sans Colomb...

Card met longuement Colomb en scène, ne rechignant pas à faire dans le biographique, mais à la lueur de ce fait fondamental du récit : Dieu en personne lui a ordonné de faire voile à l'ouest. Tagiri et son équipe ont assisté à la scène alors que Colomb venait de s'échouer sur les côtes du Portugal. Du point de vue de qui possède un chronoscope, notre monde apparaît dès lors comme le produit d'une modification de l'Histoire. Selon Hunahpu, cette modification visait à empêcher les Tlaxcaltèques de supplanter les Mexicas avant de dominer le monde. S'il est possible de modifier le passé, Tagiri veut le faire pour abolir les souffrances de l'esclavage. Mais peut-on effacer tout un monde ? Gommer tous ceux qui y vivent où y ont vécu depuis huit siècles au nom d'une morale bien-pensante ? Pour y renoncer, Card se voit obligé de réorienter son tableau du XXIIIe siècle pour en faire celui d'un monde condamné à court terme. Le sacrifice d'un monde en pleine résurrection manquait de crédibilité, pas celui d'un univers à l'agonie — à défaut, l'abolition de Colomb par deux noirs, deux musulmans et un maya, avait tout l'air d'un règlement de compte révisionniste.

Car la Restauration Écologique est un échec et une nouvelle glaciation s'annonce qui ramènera l'humanité à l'âge de pierre et a moins de deux millions d'âmes. Si Card avait été un écrivain écologiste, cette perspective d'une (juste) revanche de la nature lui eut semblé souriante, mais c'est un auteur chrétien et la perte du nom du Christ lui est intolérable. Ses héros vont ainsi devoir tant éviter l'hégémonie Tlaxcaltèque que la voie que nous avons suivie. Point spéculatif crucial ruais rarement évoqué : la chute de la civilisation technicienne serait définitive car, les ressources minières et énergétiques étant épuisées, aucun nouvel essor de la civilisation ne serait possible et l'humanité n'y survivrait probablement pas...

Le principal motif de réflexion dans ce roman réside toutefois dans la confrontation entre deux formes d'impérialisme chrétien. Le catholicisme renaissant et fanatique d'Isabelle de Castille s'opposant au christianisme réformé et bien-pensant que Card partage avec ses personnages. Diko et Hunahpu vont ainsi implanter dans l'Amérique précolombienne un protochristianisme véhiculant les valeurs d'égalité sexuelle (et raciale) induites par la réforme et la sécularisation de Marie afin de couper l'herbe sous le pied des conquistadores. La colonisation ne viendra ainsi pas d'Europe mais de l'avenir... Un protestantisme bien-pensant sauve le monde de la catastrophe écologique, de l'esclavage et des sacrifices humains... S'impose, quoi. Par des armes sémantiques dont l'hypocrisie ne doit pas occulter la nature. Sous ses dehors trop bien-pensant, l'éthique véhiculée par ce roman est plutôt sujette à caution. Elle n'en est que plus pernicieuse du fait que c'est un récit tout à fait passionnant, bien documenté et mené de main de maître. À lire, bien sûr, mais sans renoncer à une lecture critique.

Jean-Pierre LION

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