Jake est une légende. Du genre monstrueux. Dernier de son espèce depuis que l’Organisation Mondiale pour la Prédation des Phénomènes Occultes a éliminé Wolfgang le Berlinois, il s’attend désormais à périr, une balle en argent en plein cœur. Pourtant, la perspective ne lui fait pas peur, du moins elle ne l’effraie plus. Il l’envisage même sereinement, comme une libération, après environ cent soixante-quatre années à fuir, à changer d’identité et à se cacher entre deux pleines lunes. Pour cette raison, il écarte toutes les propositions de Harley, son ami et confident, se refusant à laisser son destin lui échapper une fois de plus. Tiraillé par une faim de loup lui fouaillant sans pitié les entrailles, pourchassé par Grainer, le numéro 1 de la Chasse à l’OMPPO, prêt à sonner l’hallali pour lui donner le coup de grâce, Jake n’a plus guère de temps à perdre pour choisir où il doit mourir.
A l’opposé de la figure spectrale du vampire, le loup-garou incarne dans la littérature et le cinéma fantastique une sauvagerie bestiale. Pont entre l’homme et la bête, ses manifestations se caractérisent surtout par leur férocité impitoyable provoquée par une faim insatiable. A la lecture du Dernier loup-garou, on se rend vite compte que Glen Duncan connaît les fondamentaux de la lycanthropie. Eléments mythologiques et folkloriques comme ajouts cinématographiques, l’auteur britannique a révisé ses classiques. Toutefois, il ne se contente pas de les rejouer, comme un habile faiseur, brodant une énième version de la Malédiction. Il investit le genre avec une bonne dose d’humour, de sexe explicite et de violence, adoptant ici le point de vue de la bête. Quoi de plus naturel dans un monde ayant érigé la prédation en modèle économique. Sous la plume de Jake, l’humanité paraît totalement inhumaine. Plus que le loup-garou qui ne fait après tout que répondre à un impératif inscrit dans sa chair. Lorsque la pleine lune se lève, le monstre se dépouille du libre choix dont se targuent les hommes. Une liberté dont ils usent avec froideur pour détruire le monde, déterminés à le mener à sa perte. Ainsi, le prédateur devient philosophe, auscultant la civilisation humaine d’un œil désabusé, sans pour autant parvenir à abdiquer toute empathie pour elle. Car Jake n’apparaît pas comme un individu satisfait de sa condition, un être dépourvu de toute conscience morale et par voie de conséquence voué au nihilisme. Trop lâche pour se suicider, il lutte constamment contre les instincts de la bête. Un combat voué à l’échec, alors il fume et boit, consacrant une part de sa fortune à redresser quelques torts, à défaut de sauver le monde. Une manière en valant bien une autre pour oublier le tribut sanglant qu’il prélève périodiquement, et le crime épouvantable commis dans sa prime jeunesse monstrueuse. Une façon d’apaiser sa conscience… Qui pourrait le lui reprocher, en ce bas monde comme au-delà, puisque même Dieu est mort ?
A la lecture du Dernier loup-garou, on doit se rendre à l’évidence. La personnalité de Jake est vraiment la grande réussite du roman de Glen Duncan. Ses réflexions désenchantées sur le monde — comme il va mal —, à la limite de la misanthropie, et son ironie grinçante réjouissent autant qu’elles accablent le lecteur. Elles font oublier les ficelles narratives, souvent un peu faciles, d’une intrigue un tantinet convenue, heureusement contrebalancée par quelques rebondissements et autres morceaux de bravoure. Des séquences quasi-cinématographiques propices à une adaptation sur grand écran. Un script serait d’ailleurs en cours de développement, affaire à suivre...
Même s’il n’innove pas — George R. R. Martin a fait de même avec Skin Trade —, en épousant le point de vue du monstre, Glen Duncan tente d’impulser un nouveau souffle à un genre perclus de stéréotypes. Et, s’il ne s’affranchit pas complètement de ceux-ci, l’auteur les utilise d’une façon fort distrayante, accouchant d’un roman adulte, au ton moderne, un tantinet gore, où la décontraction partage le devant de la scène avec la noirceur. On ne vous cache pas que l’on attend avec curiosité la suite, Tallula Rising, d’ores et déjà disponible outre-Manche, et bientôt traduite chez « Lunes d’encre » nous souffle notre petit doigt.