Justin CRONIN
ROBERT LAFFONT
976pp - 22,90 €
Critique parue en juillet 2011 dans Bifrost n° 63
Dans un futur très proche, l’armée américaine entreprend une expérience visant à créer des super-soldats à partir de condamnés à mort. Malheureusement, la manipulation tourne mal et transforme les hommes en créatures ultra-puissantes qui finissent par s’échapper pour semer la terreur… Un siècle plus tard, alors que l’Amérique est envahie par ces monstres, une communauté a réussi à survivre tant bien que mal en se repliant sur une zone protégée où la lumière, qui repousse les jets — ainsi nommés parce qu’ils se jettent sur vous —, ne s’arrête jamais. Pourtant, certains des membres de la communauté sentent que quelque chose est en train de se passer, et que les événements à venir sont intimement liés à l’arrivée d’une adolescente, une jeune fille qui est bien plus que ce qu’elle paraît…
Même s’il est très largement coutumier du fait, ce n’est pas un hasard que Stephen King se soit fendu d’un commentaire sur ce livre en quatrième de couverture. En effet, Justin Cronin, écrivain américain né en 1962 et déjà remarqué pour ses deux précédents romans, chasse ici ouvertement sur les terres de l’écrivain de Bangor. Certes, l’histoire ressemble beaucoup à l’intrigue du Fléau : un mal implacable qui s’abat sur les Etats-Unis, initié par l’armée, une communauté qui tente de résister à son essor imparable, des pouvoirs surnaturels… Mais, plus encore, c’est le traitement qui reprend des caractéristiques évidentes de l’œuvre de King : on parlera bien sûr de l’ampleur du livre, près de 1000 pages (et encore, ce n’est que le premier tome d’une trilogie !), mais aussi et surtout du professionnalisme de Cronin, ce que les Américains appellent l’art du storytelling. Ce livre est en effet conçu comme un page turner, un roman qui vous happe instantanément par son rythme, ses personnages, sa fluidité… Malgré sa taille, il se lit en effet très vite et très bien — vous ne mettrez pas nécessairement beaucoup plus de temps que pour lire un volume deux à trois fois moins épais. Cet aspect hautement immersif est du reste également intéressant pour l’auteur, parce qu’il lui permet de ne pas avoir à s’attarder sur certains points faibles de l’intrigue, comme par exemple la prolifération, un siècle plus tard, des mutants, dont on se demande bien comment ils ont fait pour survivre vu la raréfaction des « ressources »… Reste toutefois que l’auteur, fort d’un professionnalisme à toute épreuve, gère globalement très bien la cohérence dans la trajectoire particulière des protagonistes. On en vient là à l’autre point fort du roman, et à une nouvelle similitude avec King : la characterization, ou l’art de camper des personnages vraiment crédibles, humains, avec leurs failles, leurs actes de bravoure, leurs peurs et leurs espoirs… Il faut reconnaître à Cronin un talent évident pour nous faire sentir le moindre des sentiments, les doutes et les certitudes de très nombreux intervenants, qu’ils soient soldats, nonnes, électricien, gardien, mère ou même mutant. Impossible de ne pas ressentir de l’empathie pour l’un ou l’autre, voire de s’identifier avec eux. Et ce même si parfois cette characterization montre ses limites : quand elle est trop poussée, quand le background du personnage est trop étoffé et ne contient plus la part d’ombre suffisante, le lecteur commence à discerner les ficelles (les câbles ?) psychologiques qui soutiennent l’architecture de l’ensemble.
Le Passage se révèle ainsi un ouvrage archétypal d’une certaine conception de la littérature en tant que modèle d’efficacité, modèle que King, et avec lui nombre d’auteurs américains, a déjà révélé à maintes reprises. Même si l’on sent poindre épisodiquement le métier de l’écrivain, et de fait ça et là un peu moins son cœur et sa sincérité, nul doute que ce fort volume, ainsi que le film hollywoodien qui en sera très vraisemblablement tiré, saura conquérir un large public avide de lecture prenante. Qui s’en plaindra ?