Jasper FFORDE
UGE (UNION GÉNÉRALE D'ÉDITIONS)
448pp - 9,20 €
Critique parue en avril 2007 dans Bifrost n° 46
Nous retrouvons l'héroïne Thursday Next là où nous l'avions laissée dans Délivrez-moi. Enceinte d'un mari qui n'a jamais existé puisqu'il a été éradiqué de la trame temporelle, traquée par la puissante et impitoyable Goliath Corporation, elle a été recrutée par la Jurifiction, la police des livres qui, entre autre, veille à ce que les personnages de roman ne s'échappent pas de leur œuvre. Afin qu'elle puisse passer une grossesse tranquille, sa supérieure, Miss Havisham (celle des Grandes espérances de Dickens), la cache dans un roman de gare inédit, Les Hauts de Caversham. Car il existe en effet, sous la Grande Bibliothèque (c'est-à-dire, le monde des livres publiés), le Puits des histoires perdues, vingt-six étages de sous-sols où s'entassent les livres en chantier, les œuvres en attente de publication, les manuscrits impubliables. Dans le cadre du programme d'échange de personnages, Thursday endosse donc un second rôle dans ce médiocre polar en instance de démolition et s'installe dans un hydravion avec Pickwick, son dodo apprivoisé.
Mais son congé maternité ne sera pas aussi reposant qu'elle l'avait imaginé. Investie de missions mineures pour la Jurifiction, elle découvre l'existence d'un complot qui menace ni plus ni moins les fondations du Monde des Livres. UltraWord, 9e version du « système d'exploitation » du monde des livres, est en cours de test et doit bientôt remplacer le vieillissant système LIVRE en usage depuis plusieurs siècles. Or, un agent de la Jurifiction semble avoir été assassiné après avoir découvert qu'UltraWord est piégé. Et le piège doit se refermer lors de la 923e cérémonie des Livres d'Or. Thursday Next, qui s'était mise en tête de former deux personnages génériques, d'aider le personnage principal des Hauts de Caversham et de préserver le roman de la mise au rebut, va en plus de tout cela devoir sauver le monde…
En 2004, les lecteurs français découvraient L'Affaire Jane Eyre, étonnante uchronie dans laquelle fiction et réalité se mélangent allègrement. L'Angleterre est en guerre contre la Crimée depuis un siècle, les Anglais vénèrent l'écrit au point d'avoir mis en place des services secrets spécialisés dans la littérature, des personnages de fiction peuvent sortir des livres. Inversement, on peut entrer dans les livres et en modifier l'intrigue, on y communique via un note-de-bas-de-page-phone. Le tout est hautement référentiel et ratisse large (de Blyton à Dickens en passant par le Chat de Cheshire et les empereurs de l'espace). Les références piochent abondamment dans les classiques anglo-saxons ; si toutes ne parleront pas forcément au lecteur français, cela ne gêne en rien la lecture. Ces quelques lignes ne constituent qu'un petit aperçu de l'univers bâti par Jasper Fforde. Si vous ne connaissez pas encore Thursday Next, vous êtes impardonnables et êtes sommés de vous procurer et de lire dans les meilleurs délais les deux premiers tomes, disponibles en grand format au Fleuve Noir et en poche chez 10/18.
Avec Le Puits des histoires perdues, l'auteur approfondit et enrichit son univers, et plus particulièrement le fonctionnement du Monde des Livres — la Grande Bibliothèque et le Puits — auquel il apporte de nombreuses nouvelles idées : le système LIVRE, la Mer de Texte, les vyrus ortografiques, ou encore les personnages génériques (une belle invention parmi d'autres). C'est aussi l'occasion de s'amuser avec les clichés, du polar en l'occurrence, à travers le roman fictif Les Hauts de Caversham, le personnage de l'enquêteur Jack Spratt, et les extraits dudit roman (Fforde aime écrire des romans-gigognes. Ça tombe bien, nous on aime le lire).
Le revers de la médaille, c'est que la facette uchronique des deux premiers opus et le monde fascinant des SpecsOps passent à l'arrière-plan. C'est frustrant : l'univers s'enrichit d'un côté mais s'appauvrit de l'autre. Par ailleurs, l'intrigue principale tarde quelque peu à se mettre en place, tant Jasper Fforde s'amuse avec ses personnages et ses bonnes trouvailles, au risque de s'égarer en chemin. Si Le Puits des histoires perdues se situe donc un cran en dessous de L'Affaire Jane Eyre, il convient de relativiser : nous restons malgré tout dans le domaine de l'excellent. Le roman comporte plusieurs morceaux de bravoure — ainsi, l'attaque des virus orthographiques et le combat épique qui leur est livré ! Et lorsque l'enquête sur le grand complot démarre enfin, l'auteur ne nous lâche plus jusqu'à un final ébouriffant mené à cent à l'heure et nourri de rebondissements.
À l'image des précédents, ce troisième opus demeure un OVNI littéraire, drôle, original et fin, qu'on se doit de lire toutes affaires cessantes. En attendant le tome 4, Something Rotten, au titre shakespearien prometteur.