Europe. Futur indéterminé. Siècle prochain ?
Les Conflits sont terminés. Ils ont culminé dans l’Année Noire et éradiqué une bonne partie de l’Humanité. Réinventant les structures de la Renaissance italienne, les hommes font leur vie dans des Cités-Etats largement autonomes, elles-mêmes regroupées, en Europe du moins, en une Fédération lâche et lointaine. Cette vie, même dans la version rabougrie qu’imposent les restrictions de l’Après-guerre, ne durera peut-être plus longtemps car la fertilité humaine a diminué de façon drastique sous l’effet des armes chimiques et génétiques utilisées massivement pendant les Conflits.
Dans ce monde rieur, précisément dans la cité de Sargonne où il arrive en « ferrail », se présente au lecteur le jeune Léo Kargo, embauché comme bibliothécaire et biographe par le célèbre et énigmatique Pavel Khan, chef de guerre des Conflits, combattant impitoyable pour la démocratie, fléau des potentats mafieux, mercenaire devenu avec la paix milliardaire et mécène. Dans la base fortifiée de son nouveau patron, Kargo découvre un monde étrange. Une théorie d’assistants — dont la peu farouche Danoo — et de gardes du corps forme le nouvel entourage du jeune homme, qui ne rencontrera pas le « souverain » Khan avant plusieurs mois ; l’immense bibliothèque de Khan, que Kargo est chargé de préserver et d’améliorer, semble lui délivrer un message par-delà les siècles. Mais à l’image de l’humanité entière, et sans doute pour les mêmes raisons, elle est menacée par une lèpre qui détruit les pages et fait disparaître les ouvrages. Il est temps de réagir avant que tout ne disparaisse, en espérant seulement qu’il ne soit pas déjà trop tard. Mais comment espérer quand les projets de réparation génétique ne sont pas encore aboutis, quand la lèpre des livres progresse si vite qu’il faut bien admettre qu’ils tirent peut-être leur révérence car, voulant nous parler d’un monde disparu au point d’être incompréhensible, ils n’ont plus rien d’intelligible à nous dire, quand les derniers jours de Khan sont consacrés à une vieille vengeance ? La bonne idée est peut-être simplement de laisser partir ce qui a fait son temps…
Dans Mausolées, Chavassieux présente au lecteur un théâtre d’ombres rempli d’illusions et de faux-semblants. Nul n’y est seulement ce qu’il affirme, les non-dits et les trahisons abondent ; la méfiance est, pour les résidents de la forteresse, une vertu évolutionnaire qu’ils doivent posséder sous peine de mort. La vie au palais est symbolisée par un jeu de stratégie, le Palais des Fous, créé par Khan lui-même, dans lequel chaque pièce peut être jouée indifféremment par chacun des adversaires. Persuasion, corruption, menace sont nécessaires à la victoire ; il peut même être rationnel de sacrifier une pièce utile pour empêcher l’autre de l’utiliser à son profit.
Finalement assez peu conforme aux canons de la SFF, si ce n’est par son contexte, Mausolées est une histoire de secrets, de vengeance, de paranoïa. C’est un roman qui aurait pu mettre en scène des mafieux contemporains sans être fondamentalement différent. Il peut, de ce fait, décevoir le lecteur attiré par la présentation post-apo’ de l’éditeur. Nonobstant, c’est une très bonne histoire, lente, tendue, qui saisit le lecteur, fasciné par l’étude, presque entomologique, de la vie d’une fourmilière hiérarchisée et organisée. C’est l’histoire de la fin d’un cycle, celui de l’humanité que nous connaissons, de sa philosophie et de ses mythes fondateurs. Car même si les hommes réussissent à maitriser assez le génie génétique — et ceux des humains qui souhaitent l’extinction — pour éviter que l’humanité ne devienne un souvenir, ce qui nous succèdera sera très différent de nous ; comment comprendre le son que rend l’arc d’Ulysse quand on ne sait pas ce qui est une hirondelle ?
C’est aussi en contrepoint une histoire sur la volonté de survivre, de poursuivre, de faire descendance, tant physique qu’intellectuelle.
Eros et Thanatos s’affrontent dans Mausolées ; le lecteur assiste, médusé, à leur duel.
Rappelant plutôt le Boris Vian de L’Arrache-cœur que le Walter Miller d’Un cantique pour Leibowitz, enfermant ses personnages comme dans le Bunker Palace Hôtel de Bilal, Mausolées propose un voyage dans une contrée étrange où vivent des femmes-troncs nues aux membres mécaniques, où une abbaye, reconvertie en place forte, abrite des trésors culturels derrière des systèmes de destruction massive, où des vieillards agressent, depuis leur maison, les passants qu’ils haïssent, où les politiques, corrompus ou incompétents, meurent ou trahissent, où un centre pour handicapés tient lieu, parfois, de centre du monde. Un voyage en terre bien singulière, plaisamment dépaysant.
Très écrit, mais jamais trop, Mausolées est un roman d’une lecture agréable, plein d’images qui embellissent le texte sans jamais l’alourdir inutilement. Un roman recommandable pour peu que le lecteur sache où il met les pieds.