Jean-Philippe JAWORSKI
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
304pp - 23,00 €
Critique parue en janvier 2014 dans Bifrost n° 73
Bellovèse, fils de Sacrovèse, fils de Belinos, devrait être mort. Jeté comme un jeune chien fou dans la guerre, il plonge au milieu des ennemis. Le corps transpercé de lances, il est considéré comme perdu. Mais il guérit miraculeusement. Chez les Celtes, à cette époque, pas question de se réjouir d’un tel prodige. Cet homme revenu d’entre les morts est un monstre puni par les dieux. Pour quel crime ? Il lui faudra le découvrir en allant interroger les puissantes et terrifiantes habitantes de l’île des Vieilles. Et comprendre ce qu’on attend de lui.
Ce livre, premier d’une trilogie (le chiffre trois est très important pour les Celtes), est le récit de la vie de Bellovèse. On y découvre un vieil homme, puissant et fier, qui revient sur son existence ; un parcours qui mérite d’être conté, et ce depuis l’enfance, quand il a perdu son père, tué par son oncle Ambigat. Rien de surprenant entre tribus rivales. Le jeune Bellovèse est élevé, avec son frère, par une mère consciente de son rang, resserrée sur sa haine et sa colère, pleine d’une violence légitime mais dévastatrice. Il est éduqué aussi par la forêt et ses habitants, des êtres magiques et cruels, sans tolérance aucune pour la naïveté des humains.
Car le monde que fait éclore Jean-Philippe Jaworski, ancré dans le concret, est empli des personnages fabuleux de l’imaginaire celte. Dans cette culture, la différence entre surnaturel et réel s’estompe sans cesse. Une légère brume, un marais, une île écartée… et on se retrouve aux prises avec des créatures effrayantes que seul un druide peut expliquer et, parfois, apaiser. Dire un mot de trop, aller trop loin dans les bois peut se révéler fatal. Le danger est présent partout, même, et surtout, parmi ses congénères. Les rapports sociaux sont extrêmement codifiés et, par rapport à notre vision actuelle de l’humain, d’une rare violence. La mort est banale, et souvent souhaitable car préférable au déshonneur.
Jean-Philippe Jaworski a abandonné pour un temps son Vieux Royaume, théâtre de Janua Vera, un recueil de nouvelles, et de Gagner la guerre, son premier roman (réédité à l’occasion de la sortie de Même par mort dans une luxueuse édition à couverture rigide). Se plongeant dans un monde qui le fascine depuis longtemps, il réussit le tour de force de faire vivre cette société disparue, revisitée et déformée au fil des générations, et redécouverte ces dernières années grâce aux progrès de l’archéologie. Il immerge son lecteur dans un bain acide, tant la vie est dure, les sentiments exacerbés ; fleuri également, tant la nature, décrite avec précision et amour, impose sa présence. Autre force de cet ouvrage : son exigence. Jean-Philippe Jaworski a la passion des mots. Il emploie le terme juste, même s’il est rare. À l’instar d’un artisan poète, il les choisit, les fait vibrer pour jouer de leur sonorité autant que de leur sens, comme un peintre, il file un motif inscrit dans la trame, mais sans rester linéaire dans sa narration. Les bonds dans le temps sont multiples et toujours justifiés. L’effet est puissant, l’immersion totale. Ce roman est riche et beau. Il ne faut pas passer à côté. Vraiment pas.