Alain DAMASIO, Bastien LECOUFFE-DEHARME, Gilles OSVALD, Bastien LECOUFFE-DEHARME
RIEZ
120pp - 30,00 €
Critique parue en juillet 2011 dans Bifrost n° 63
« Retrocity te nourrit de sa langueur, te fait ingurgiter sa propre logique. Puis, lorsque tu es assez mûr, elle te dévore, doucement... Et tu deviens alors une partie d’elle. Une de ces choses étranges qui m’ont tant effrayé lors de mon arrivée, durant mes premiers jours ici. » Page 45... aux alentours, disons, l’ouvrage n’étant pas folioté.
Memories of Retrocity, le journal de William Drum nous raconte l’histoire d’un flic exilé dans une ville nord-américaine éternellement grise, sur laquelle règne la compagnie Hover qui produit des prothèses chirurgicales, du matériel électronique désuet et bien d’autres choses encore (des cigarettes dégueulasses, du whisky tourbé !). Un mal endémique a frappé cette mégapole, le rétro-processus, dont la finalité est la fusion homme-machine, homme-objet (à un moment, un homme-fauteuil tente de mordre son épouse à rouages apparents ; ça vous rappelle quelque chose ?). Le seul moyen d’échapper au rétro-processus, c’est de se faire greffer un mécanisme qui sert alors de vaccin et éloigne définitivement une maladie qui, paradoxalement, peut vous conduire à une répugnante forme d’immortalité biomécanique. Voilà le monde glauque que va découvrir William Drum. Un monde forcément dangereux.
Memories of Retrocity est un projet à part dans le petit monde de l’Imaginaire de langue française (j’imagine assez douloureuse la facture de l’imprimeur), un roman graphique entièrement en quadrichromie, postfacé par Alain Damasio (plus sobre qu’à l’accoutumée, et qui produit là le meilleur segment textuel de l’ouvrage). Une première constatation s’impose : l’objet est magnifique. Mise en page de qualité, couverture embossée, fausses publicités ; tout est réussi sur le plan esthétique. La version luxe contient un CD musical, parfois redondant avec le texte mais pas inintéressant. Quant aux dessins, ils sont pour la plupart bluffants, les corps se mélangeant avec des engrenages, de la technologie très fifties. Ce n’est pas du steampunk, pas du gothique, pas du post-apocalyptique, mais un mélange de tout ça et de visions SF typiques des années 50-60. Impossible de ne pas penser au Dr Adder de K. W. Jeter pour les mutilations, aux délires visuels du Terry Gilliam de Brazil, au Blade Runner de Ridley Scott et à la série de jeux vidéos Fallout pour l’ambiance années cinquante remixées trash radioactif.
Pour ce qui est de la partie romanesque (écrite, donc), force est de constater que l’auteur n’est malheureusement pas toujours au niveau de ses ambitions. C’est honnête, il y a de bons passages, une vraie progression dramatique, une fin très forte, mais la narration n’est pas au diapason des dessins, époustouflants dans les registres érotiques ou horrifiques. A ce manque de punch narratif, on ajoutera des maladresses stylistiques, des disparités de ton malvenues, des problèmes de concordance des temps, des coquilles, une ponctuation pas toujours bien sentie. Des broutilles, si ce n’était qu’en un mot comme en cent, le texte est trop SAGE (surtout quand on le compare à celui de Damasio). On aurait aimé pénétrer plus profond dans ce délire érotique, tangenter une saine pornographie, on aurait aimé sentir davantage l’horreur (rarement indicible, brutale, frontale) de cette ville mutante qui semble tirée d’un mauvais trip de feu William S. Bur-roughs.
Malgré ses petits défauts (d’écriture), Memories of retrocity est un beau cadeau pour les fans de SF horrifique (ils se régaleront des références, parfois bien cachées, mais listées, par plaisir ? par honnêteté intellectuelle ? en fin de volume). Une initiative (et une ambition rare) à soutenir.