Frédéric JACCAUD
CALMANN-LÉVY
217pp - 21,60 €
Critique parue en juillet 2010 dans Bifrost n° 59
Les habitués de Bifrost connaissent bien Frédéric Jaccaud. Collaborateur régulier de la revue, il exhuma pendant plusieurs numéros les écrits des « Anticipateurs », ces papys du genre œuvrant dans ce que l’on pourrait surnommer l’archéo-science-fiction. Mais peut-être ne savent-ils pas que, non content d’être doté d’une érudition impressionnante, le bonhomme est pourvu d’une plume talentueuse. Gageons qu’ils sauront réparer ce tort avec son premier roman, un livre bizarre et dérangeant, édité comme il se doit dans la collection « Interstices ».
A l’instar de « Soldat de plomb », nouvelle figurant au sommaire de l’anthologie Dragons, Monstre [Une enfance] nous plonge dans l’univers mental d’un enfant : Thomas B. Un point de vue qualifié d’innocent par la sagesse populaire, mais elle a bon dos cette sagesse. Un point de vue également attachant car, à moins d’être un misanthrope notoire, comment ne pas s’émerveiller devant l’imagination enfantine. Toutefois, on découvre assez rapidement que Thomas n’est plus si innocent que cela. Il est même franchement coupable ; une multitude de crimes que l’on qualifiera pudiquement de monstrueux. Thomas est en effet un tueur en série, autant dire LE monstre au regard de notre société policée. Encouragé à se souvenir de son enfance par une énigmatique Mme Crab — on ne sait s’il s’agit d’une thérapeute ou d’une garde-chiourme —, il se raconte et il nous raconte la genèse de sa monstruosité. On plonge aux racines du Mal, assemblant les pièces d’un puzzle mental complexe, fait de réécritures, de non-dits, de demi-vérités et de faits mélangés à des fantasmes. Le propos de Jaccaud élude soigneusement l’acte criminel en lui-même (les victimes n’apparaissent que sous la forme d’une liste de noms égrainés à rebours), s’écartant ainsi des recettes galvaudées par les faiseurs de thriller. Il ignore les ressorts de l’enquête, voire de la traque, pour se focaliser sur leur objet : le criminel. Introduisant un décalage par rapport à sa représentation dans l’inconscient collectif, tous ces clichés ressassés par la littérature de gare, il fait du tueur un enfant tiré de la mémoire d’un vieillard, instillant un trouble et une confusion dans les émotions du lecteur qui ne sait plus s’il doit éprouver de la sympathie ou de la répulsion pour celui-ci.
A ce premier enjeu, plus psychologique, Frédéric Jaccaud vient agréger un arrière-plan puisant dans la subculture et les mauvais genres. Aux ressorts du polar viennent s’ajouter ceux de la science-fiction, de la fantasy, du jeu de rôle et bien d’autres occupations adolescentes. Et pendant que l’intrigue entrecroise deux trames dessinant progressivement les tenants (l’enfance) et les aboutissants (la vieillesse) du parcours de Thomas, l’histoire oscille entre son présent — l’an 2048 —, époque où il est devenu un vieillard décati, et son passé restitué. Pas moins nébuleux que le passé, ce présent interpelle le lecteur. Que se passe-t-il exactement ? Pourquoi les rues à l’extérieur de l’institution où est enfermé Thomas sont-elles désertes ? Quelle est l’origine de la pluie de cendres qui recouvre les immeubles et la chaussée ? La fin du monde est-elle arrivée ? Ces questions, Thomas se les pose aussi. La luminosité spectrale, l’absence de soleil et de chaleur ; difficile pour lui de ne pas voir dans ce collapsus, ce cataclysme lent, terne et silencieux, le triomphe du roi de l’hiver, cette chimère issue de son esprit. Difficile pour le lecteur de ne pas y voir comme un reflet des obsessions intimes de Thomas, tant la perception faussée de la réalité du tueur semble contaminer le « réel » et se superposer comme un calque sur son environnement. En conséquence, Monstre [Une enfance] apparaît comme un roman marqué par l’échec et le deuil, celui de l’innocence et des illusions perdues de l’enfance, avec fort heureusement une touche d’humour absurde afin de ne pas sombrer définitivement.
A la fois fin du monde et fin d’un monde intime, Frédéric Jaccaud nous invite ici à un voyage au centre de la tête, celle d’un individu ayant basculé définitivement dans la folie. Il invite à la réflexion et bouscule les repères fragiles de la raison. Il nous convie à nous analyser. Aussi, au lieu d’observer le monstre, regardons ce doigt qui le pointe. Il appartient à une humanité au moins aussi monstrueuse dans sa violence que dans son atonie ordinaire. Vous l’aurez compris : de par sa densité, son parti-pris narratif et son étrangeté, le premier roman de Frédéric Jaccaud imprègne durablement les esprits. C’est peu de dire que l’on attend son prochain de pied ferme.