Ce recueil de nouvelles est, à l'instar de Serpentine, initialement publié aux défuntes éditions de l'Oxymore et réédité dans cette même collection, un petit bijou d'intelligence et de sensibilité. À travers douze récits, Mélanie Fazi parle, de façon détournée, de ses angoisses, qui sont aussi les nôtres, et porte son regard si particulier sur le monde et les gens, invitant son lecteur à regarder autrement, à voir vraiment ce que son œil ne fait qu'effleurer. « La Cité travestie » présente une Venise sombre, voire cauchemardesque, qui a avalé tant d'âmes dans ses canaux ; « Mardi-Gras » se penche sur une autre ville fascinante, La Nouvelle-Orléans, qui abrite elle aussi ses fantômes derrière les cicatrices causées par l'ouragan Katrina. Si les fantômes se manifestent ainsi aux narratrices (tous les textes sont à la première personne et un seul est au masculin, « Le Nœud cajun », qui fut repris dans le prestigieux Year's Best of Fantasy and Horror 2004), c'est parce qu'elles cherchent avant tout à comprendre ; il en va ainsi de la nouvelle occupante de la « Villa Rosalie », de la pourtant réticente jeune fille assistant à « La Danse au bord du fleuve » d'une créature liquide, et même de la farouche épouse décidée à récupérer son mari ayant célébré des « Noces d'écume » avec l'océan : elle tient avant tout à comprendre ce qui l'attire dans ces flots. Chaque nouvelle demande qu'on fasse un effort de compréhension : pourquoi ce lion vient-il se planter chaque soir devant la véranda (« Les Cinq soirs du lion ») ? Même en ravaudant le thème classique du train de nuit répertorié nulle part emportant ses passagers pour une destination inconnue, Mélanie Fazi parvient à nous surprendre car elle introduit ici aussi la nécessité de comprendre la raison de sa présence. La relation ne s'établit pas seulement avec des vies disparues, mais avec des objets : voici une musique dispensatrice d'inspiration (« En forme de dragon »), une statue qui absorbe le cancer d'une jeune femme (« Notre-Dame-aux-Ecailles ») et une poupée de chiffon opérant de même avec les chagrins d'une enfant (« Fantômes d'épingles ») — mais on ne donne jamais un supplément d'âme aux objets sans y perdre un peu de soi en retour.
Il est frappant de constater combien Mélanie Fazi considère le monde et les objets qui l'entourent comme un langage qui n'attend que d'être traduit : la fréquentation assidue est promesse de révélation. C'est ainsi qu'est considérée Venise ou que la fillette parvient à comprendre mieux que le père la nature de la musique qu'il écoute, que les protagonistes « apprennent » le fonctionnement de la poupée, de la sculpture, du train. Le seul titre de « Langage de la peau » est éclairant sur cette fonction de décryptage que Mélanie Fazi mettait déjà à l'œuvre quand elle prenait des cours de traduction littéraire et qu'elle observait les marquages de territoire que constituaient les graffitis sur les tables, jusqu'à reconnaître les manies de chacun. Evidemment, œuvrant dans le fantastique, ses sujets de traduction ont souvent la mort pour objet, ou l'appréhension de la mort : décrypter ces peurs-là revient à les dompter, pour mieux se familiariser avec cette dernière. Ce sont ces affrontements très lucides qu'elle offre au lecteur, le ton grave et sensible de son propos étant sublimé par son écriture, magnifique, comme toujours.