Estelle FAYE
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
288pp - 19,90 €
Critique parue en avril 2013 dans Bifrost n° 70
Après des débuts remarqués en fin d’année dernière au sein de la collection jeunesse « Pandore » du Pré aux Clercs (avec La Dernière lame, une fantasy « fin-de-mondesque » marquée par la montée inexorable des eaux), Estelle Faye nous revient déjà, aux Moutons électriques cette fois. Porcelaine, sous-titré Légende du tigre et de la tisseuse, bénéficie d’une très belle et envoûtante couverture d’Amandine Labarre. Y sont représentés au pied d’un arbre un homme à tête de tigre serrant dans ses bras une jeune femme, tandis que, sur une branche, un corbeau les surveille. L’homme, c’est Xiao Chen, dont nous faisons la connaissance à l’époque des Trois Royaumes alors que, jeune garçon, il aide son père dans sa fabrique de céramiques. Le jour où une malédiction semble s’être abattue sur le village, il décide d’aller trouver du bois de chauffage pour les fours très haut dans la montagne ; sans doute trop haut, trop près des dieux, puisqu’il se retrouve affublé du jour au lendemain d’une tête de tigre. Devenu paria, il n’a d’autre choix que de partir sur les routes au sein d’un théâtre ambulant à même d’accueillir sa nouvelle monstruosité. Il y rencontrera Brume de Rivière, une fée, mais y perdra son cœur, remplacé par la fragile mécanique d’un organe en porcelaine. Cela lui permettra d’acquérir l’immortalité, et de vivre jusqu’au XVIIIe siècle, où il fera la connaissance de Li Mei, une tisseuse au talent éclatant, dont il tombera éperdument amoureux. De vieilles jalousies surgiront alors, qui empêcheront Xiao Chen et Li Mei de mener la vie dont ils avaient rêvé.
Empruntant au motif de l’opposition Belle/ Bête — mais en inversant parfois les codes, puisque Xiao Chen se sent finalement plus à l’aise avec sa tête de tigre qu’avec son propre visage —, Porcelaine est une merveille de poésie et de légèreté. Sans être avare de scènes d’action, ce roman trace néanmoins sa voie selon une trajectoire plus subtile, qui le verrait mélanger tout à la fois légendes et croyances ancestrales de la Chine, chronique d’un pays en mutation permanente, histoire d’amour (et de jalousie, donc), et célébration d’une certaine forme d’art, en l’occurrence le théâtre (et le magnifique métier de costumier). Le pari n’était pas facile à tenir : réussir à intéresser le lecteur aux tourments de Xiao Chen et Li Mei sans recourir aux codes habituels de la fantasy. Pourtant, Estelle Faye s’en acquitte à merveille, parvenant à utiliser avec une grande économie de moyens le côté fantasmagorique — pour nous, occidentaux du XXIe siècle — de la Chine ancienne, nous le retranscrivant de manière vivante et crédible. Le soin apporté à la reconstitution historique et à la profondeur psychologique des personnages, qui tentent de lutter tant bien que mal contre leurs failles profondes, y est pour beaucoup, d’autant plus qu’il s’accompagne d’une profonde empathie de l’auteur pour ses personnages, laquelle empathie rejaillit sur le lecteur. Et même si la trame globale du roman (l’histoire d’amour) est relativement prévisible, les détours que se permet Faye (les goules, la Cité Impériale, la caverne du mûrier) sont autant de méandres dans lesquels le lecteur s’égarera avec délices, sans jamais réellement perdre de vue les enjeux fondamentaux de Porcelaine. La langue est précise, le style alerte du fait de l’utilisation du présent de narration ; le roman se dévore d’une traite jusqu’à son final en forme de pied de nez imparable.
On ressort donc de cette Légende du tigre et de la tisseuse (finalement pas si éloignée que ça du précédent roman jeunesse de l’auteur) résolument enchanté ; cela faisait longtemps que la fantasy ne nous avait proposé un tel mélange de dépaysement et de poésie (on pensera ici bien évidemment aux romans de Barry Hughart, dans un registre néanmoins plus humoristique). Et Estelle Faye s’affirme avec cette Porcelaine, finement ciselée, comme une vraie révélation, une nouvelle voix à suivre de la fantasy francophone.