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Les critiques de Bifrost

Radio libre Albemuth

Philip K. DICK
FOLIO
386pp - 9,40 €

Critique parue en mai 2000 dans Bifrost n° 18

Dois-je l'avouer ? Je préfère de beaucoup Radio libre Albemuth, non publié du vivant de Dick car délaissé par son auteur (qui n'avait pas envie de procéder aux modifications que lui réclamait son éditeur chez Bantam), à ce qu'il est convenu d'appeler la Trilogie divine, soit Siva, L'Invasion divine et La Transmigration de Timothy Archer.

D'abord parce que ce livre est déchiffrable, logique (entendons dans la logique passablement tordue de Dick) et comme allant de soi dans l'évolution de Dick. Eût-il paru en son temps, c'est-à-dire comme une sorte de prolongement de Coulez mes larmes, dit le policier, le premier volet de la trilogie, Siva, aurait laissé moins perplexes les lecteurs, notamment français, qui voyaient, ou croyaient voir un auteur devenu pratiquement le symbole même de l'écriture « sous influence », à la fois labyrinthique et formidablement pertinente, virer brusquement au mystique, pour ne pas dire au cureton. Ils auraient pu se rendre compte qu'il prolongeait naturellement Coulez mes larmes... — roman qui représentait lui-même l'aboutissement de En Attendant l'année dernière, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (Blade runner), Le Guérisseur de cathédrales et Message de Frolix 8 — sur le double plan du discours biographique, qui a toujours nourri l'inspiration de Dick, et de la réflexion politique, une réflexion entreprise très tôt, dès les premières nouvelles.

Dans Coulez mes larmes..., le biographique est encore transposé (sous la forme d'une exploration sur les différentes formes d'amour), comme y est transposé le politique (sous la forme de l'évocation paranoïaque d'un État où tout le monde surveille tout le monde). Avec Radio libre..., on passe au compte rendu plus ou moins brut : dénonciation d'un Richard Nixon considéré, sous les traits de Ferris F. Fremont (FFF = 666, le chiffre de la Bête), comme la figure même du Mal, pour ce qui est du politique ; interrogation de l'expérience mystique de 1974 et des étranges événements survenus dans la vie de l'écrivain avant comme après ladite expérience, pour ce qui est du biographique — Philip K. Dick se met directement en scène et dit « je ».

Mieux, les deux discours s'interpénètrent complètement et le métaphysique devient la clé du politique. Il y avait longtemps que Dick était obsédé par toutes les formes de Mal ; voici qu'il croit comprendre d'où provient le furoncle Nixon, parmi d'autres furoncles, et comment les presser. Reste à vérifier l'hypothèse, analyser les textes sacrés, triturer les objections, fonder les intuitions en raison... et ce sera, plus ou moins parallèlement, le rôle de L'Exégèse (toujours non publiée en français, et sans doute impubliable) et de la trilogie. En d'autres termes, Radio libre... est le lieu où s'articulent en toute transparence et en toute évidence la conscience politique teintée de paranoïa et la conscience illuminée.

À la fin du roman, Dick dit de Brady que ses « efforts s'étaient inscrits dans un plan qu'aucun d'entre nous n'avait discerné ou compris ». On pourrait en dire autant de la trilogie... s'il n'y avait Radio libre..., où tout devient, sinon complètement clair — rien n'est jamais complètement clair chez Dick —, du moins assez cohérent.

Et puis il y a la forme. Rien ici du côté un peu démonstratif, parfois lourdement didactique de la Trilogie, qui participe d'un effort pour fonder en raison une vision somme toute irrationnelle du monde. Pas de dissertations. Pas de détours par les Horselover Fat et autres transpositions. Mûri de longue date, mais écrit en douze jours, Radio libre... possède un allant, une spontanéité et je dirais presque, malgré les événements fort inquiétants qui y sont narrés, une jubilation qui emportent l'adhésion. La grande trouvaille du livre (entre autres) étant ce dédoublement de Dick en Nicholas Brady, celui qui a été contacté par SIVA, et Philip K. Dick, l'auteur de science-fiction, qui est censé représenter la voix de la raison ( !) et analyser le cas Brady On pense au type qui va voir son médecin pour lui demander conseil sur un prétendu ami souffrant d'une maladie pour laquelle celui-ci n'ose pas consulter. Ou qui achète une cassette pornographique pour un (tout aussi prétendu) ami timide. Situation farcesque. Schizophrénie parfaitement maîtrisée. Jeu de miroir (Phil analysé par Dick) et, ce qui n'est que trop rare dans la trilogie, distance humoristique (Phil ironisant sur Dick).

Bref, dans cette Trilogie en quatre volumes, il faut commencer par le dernier volume publié (mais le premier composé). Tout y est ou presque.

Parfois en mieux que les développements qui devaient suivre.

Jacques CHAMBON

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