Roland C. WAGNER
L'ATALANTE
704pp - 25,00 €
Critique parue en juillet 2011 dans Bifrost n° 63
Quand Roland C. Wagner décide de donner corps à ce qui est sans doute le plus ancien et le plus longuement mûri de ses projets, il n’y va pas avec le dos de la cuiller : fort de ses sept cents pages, Rêves de Gloire s’impose enfin sur les tables des librairies. La taille, pourtant, est bien la moins impressionnante des qualités de cette uchronie magistrale, la première à se pencher sur la guerre d’Algérie — et sur la France de ces cinquante dernières années.
De nos jours, à Alger, un collectionneur de disques découvre sur un site de vente aux enchères l’existence d’une pièce rare, l’unique 45 tours des improbables Glorieux Fellaghas. La quête de ce graal et les mystères qui l’entourent vont le pousser à s’intéresser de près aux évènements qui, de l’aube des années soixante à la fin des soixante-dix, ont régi les relations de la France, de l’Algérie et… de l’Algérois.
Quelques lignes en exergue du premier chapitre seront la seule concession à la manière uchronique « classique », celle, didactique, qui refait l’Histoire en la dévidant depuis un point de divergence unique. Car pour être symbolique, la fusillade qui coûte la vie au Général de Gaulle en octobre 1960 n’est ni le premier, ni le seul événement fondateur du roman. L’Algérie nouvelle qui se dessine au fil des pages doit ainsi tout autant à la mort du Général qu’à l’attentat raté contre Kennedy. Ou à la présence sur les plages de Biarritz, à l’été 64, d’un Timothy Leary aux poches pleines de fioles de Gloire. Ou encore à l’insurrection de Budapest en 56. Ou encore…
En multipliant les points de divergence, Wagner donne des bases solides à une réalité alternative particulièrement cohérente et réaliste, et plutôt que de la raconter, laisse la parole à ceux, innombrables, qui la font — et la vivent. Autour de quelques personnages récurrents et de l’intrigue « contemporaine », une multitude d’anonymes émergent ainsi du tourbillon des évènements, prêtant leurs voix au chœur le temps d’un souvenir, pour donner vie et cohérence à ce rêve d’Histoire entre contre-culture et barbouzeries. Dans ce concert ininterrompu de voix entrelacées, l’auteur n’oublie jamais que la langue même se doit d’être uchronique ; et cette structure polyphonique parfaitement maîtrisée s’avère être le véhicule idéal pour plonger sans douter au cœur de l’Histoire en marche et des dynamiques sociales, offrant un point de vue privilégié sur le processus uchronique lui-même.
Jamais Roland C. Wagner n’avait aussi bien marié ses passions et ses convictions. Soigneu-sement réinventés, le rock « psychodélique », les expérimentations sociales et les explora-tions psychotropes des sixties sont les piliers d’un roman vivant, ensoleillé et jubilatoire, qui confronte sans idéalisme des valeurs qu’on voudrait universelles à un regard incisif sur les sociétés contemporaines.
Fruit d’un savant équilibre entre pragmatisme et utopie, entre musique et politique, Rêves de Gloire, enthousiasmant de bout en bout, pose avec passion et humanité un regard neuf, sans tabous, sur un passé toujours sensible, sur les chemins qui s’ouvrent à nous et sur les pièges qui nous guettent.
Et l’uchronie gagne là l’une de ses plus belles pièces.