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Les critiques de Bifrost

Critique parue en janvier 2013 dans Bifrost n° 69

Le rock est la musique de la contestation et de la révolte. C’est pourquoi, dans un univers alternatif où Kennedy ne serait pas assassiné et où Nixon ne dirigerait pas le pays, il ne se développerait que mollement aux Etats-Unis, mais davantage à Alger, dans la casbah. Le rock anglais perdurerait, mais Woodstock aurait lieu à Biarritz ! Pourquoi ?

Parce que l’attentat contre de Gaulle en 1960 a réussi, de sorte que la partition de l’Algérie fait de l’Algérois et l’Oranais deux enclaves de plus en plus coupées de la France à mesure que le gouvernement militaire apparu à la faveur d’un putsch s’y débarrasse de ses indésirables. Ces derniers s’en vont créer une nouvelle utopie, celle des vautriens, fédérée autour de la Gloire, une drogue popularisée par un certain Timothy Leary, utopie qui donne naissance, dans une Alger désormais multicolore, à un rock psychodélique remplaçant le gymnase et le lourd. Mais ces rêves risquent d’être étouffés par ceux qui n’ont nul intérêt à les voir éclore.

Voici cinquante ans d’une histoire alternative de l’Algérie et de la France, qui raconte mieux que n’importe quel pensum notre propre histoire en laissant entrevoir ce qu’elle aurait pu être. Ce roman polyphonique mêle des dizaines de narrateurs jamais nommés, des anonymes tout aussi acteurs de la société que les célébrités, voix qui se bousculent non dans l’ordre chronologique mais en suivant le fil invisible de l’intrigue.

Celle-ci tourne forcément autour de la musique : un collectionneur de vinyles à la recherche d’une pièce rare du rock algérois des années soixante, une galette des Glorieux Fellaghas, qui révèlerait quelques vérités sur la naissance de la Commune d’Alger, apprend que ses possesseurs sont systématiquement assassinés. Par qui ? Et pourquoi ? Le roman est aussi une histoire de la SF, l’uchronie du Maître du Haut Château de Dick figurant au centre du livre, et, plus qu’une histoire du rock, une analyse de sa fonction et de son statut, de la façon dont il se fabrique, se métisse et s’enrichit. Il faut être grand connaisseur pour repérer les innombrables clins d’œil que Roland Wagner a semé, forgeant des noms de formations astucieux, des titres de morceaux jouissifs, livrant les extraits jubilatoires, imaginant par exemple que Johnny Hallyday, mort jeune, aurait joué avec un Dieudonné Laviolette dont la trajectoire ressemble furieusement à celle d’un Hendrix, citant pêle-mêle tout ce qui fait écho à notre culture populaire, Les Cravates à pois, Billy la Tornade et les ouragans, Bernard Tapy, ou encore des groupes comme Grand Hôtel, Fleurs de pavot, Témoignage, Translucent ombilic…

Wagner reprend et condense toute son œuvre dans cette seule uchronie, la première avec plusieurs points de divergence. C’est, plus que le roman d’une génération, celui de notre Histoire récente, qui l’éclaire et la transcende. Camus, bien sûr, le grand Camus est là, vieil homme qui a choisi de s’enraciner à Alger : il entame avec l’auteur un dialogue, entre complicité et attendrissement, qui, avec le recul, est bouleversant, le destin ayant voulu qu’il disparût de la même tragique façon que le philosophe qu’il avait sauvé dans son livre. Le chef-d’œuvre de Roland Wagner ? Non : un chef-d’œuvre tout court !

Lire aussi la critique d'Olivier Legendre dans le Bifrost 63.

Claude ECKEN

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