On connaissait jusqu’à présent Léo Henry nouvelliste, que ce soit en solo ou en collaboration avec son compère Jacques Mucchielli (Yama Loka Terminus et Bara Yogoï). On avait de fait déjà pris toute la mesure de son talent, très justement récompensé par un Grand Prix de l’Imaginaire. Avec Rouge gueule de bois, le voici aujourd’hui qui franchit le cap du premier roman ; mais — hasard ou pas — il en profite pour rendre hommage à un grand maître de la forme courte, justement, à savoir Fredric Brown.
Est-il vraiment nécessaire de présenter Fredric Brown aux lecteurs de Bifrost ? Probablement pas, aussi se contentera-t-on d’une poignée de mots pour la forme : le bonhomme a livré quelques classiques de la science-fiction, notamment — mais pas uniquement — humoristique, Martiens, go home ! en tête. Mais on lui doit aussi, outre L’Univers en folie, autre roman tout à fait recommandable, un remarquable ensemble de nouvelles, souvent très courtes — quelques lignes, éventuellement… —, parfois grivoises, toujours ou presque d’une efficacité remarquable. Brown fut par ailleurs un auteur de polars très apprécié, qui livra une œuvre abondante dans le genre, là encore tant en romans qu’en nouvelles (on pourrait citer par exemple La Fille de nulle part, qui n’est pas sans lien avec le livre qui nous intéresse).
Comme le titre du roman de Léo Henry le laisse entendre, Fredric Brown avait un léger problème avec l’alcool. On parlera donc beaucoup de boisson dans Rouge gueule de bois, les cuites s’enchaînant sur un train d’enfer, mais on parlera aussi de bien d’autres choses, tant, à vrai dire, que cela rend toute tentative de résumé pour le moins hasardeuse — d’autant plus que la surprise fait partie intégrante de l’intérêt de la chose… Essayons tout de même.
Nous sommes en Arizona en 1965. C’est-à-dire ce fameux été qui vit Buzz Aldrin marcher sur la Lune (« Dans l’cul les communistes ! »). Fredric Brown n’écrit pas. Il n’écrit plus depuis un bon moment, d’ailleurs. La machine à écrire, c’est sa femme Elizabeth qui s’en sert, pour rédiger une improbable biographie de son supposé écrivain de mari — ou une autobiographie de femme de supposé écrivain, comme on voudra. Non, Fredric Brown passe plutôt ses journées à glandouiller, à jouer aux échecs et à se pinter la gueule. C’est ainsi qu’un jour, parti glandouiller en jouant aux échecs et en se pintant la gueule, il fait la rencontre incongrue du réalisateur français Roger Vadim (non, on ne le présentera pas). Les deux hommes jouent ensemble, boivent ensemble, parlent, aussi. De quoi ? Du crime parfait. Une idée qui bientôt, de manière insidieuse, fait son chemin dans le cerveau embrumé par les vapeurs éthyliques de l’écrivain… Qui en vient à choisir de le commettre, ce crime parfait. Pour cela, il se rend à Taos, Nouveau-Mexique, requérir bien malgré lui les services de son sosie George Weaver. Mais évidemment, tout ne se passe pas comme prévu… Et quand ça dérape, ça dérape vraiment…
Road novel totalement foutraque et jubilatoire, Rouge gueule de bois balade son lecteur d’un événement improbable à un autre tout aussi peu vraisemblable, et on en redemande. Cycle infernal de l’alcoolisme ! Sauf qu’ici, le garçon ne remet jamais la même chose. Car Léo Henry fait preuve d’une imagination débridée et sait toujours surprendre ses compagnons de route et de cuite. Et c’est drôle, infiniment drôle, émouvant, aussi, riche de beaux portraits de personnages oscillant sans cesse entre médiocrité et stature bigger than life, sans oublier une peinture de l’amitié qui vaut le détour…
Et puis c’est magnifiquement écrit — sans surprise. Léo Henry est décidément une des plumes les plus intéressantes de l’imaginaire francophone, et sans doute cette classification est-elle encore trop restrictive (le bouquin est semble-t-il vendu comme un polar… déjanté, tout de même, le polar ! à vrai dire, on n’osera guère proposer de « genre » précis : c’est de la littérature « bizarre », « transfictionnelle » si l’on y tient). Son style imagé et sonore coule avec une aisance rare, et c’est tout juste si l’on peut lui reprocher à l’occasion — rare, l’occasion — quelques tics d’écriture, tics qui tiennent peut-être autant de la signature que du maniérisme.
Sous le couvert d’une pochade, Léo Henry livre donc un petit bijou d’écriture, loin d’être aussi crétin qu’il n’y paraît, et qui ne peut que susciter l’enthousiasme. Une vraie réussite que ce premier roman.
Finalement, on n’a en effet pas grand-chose à lui reprocher… si ce n’est, peut-être, d’avoir gaspillé des pages et de l’encre pour un long — très long — index pas forcément nécessaire, quand bien même il autorise quelques blaguounettes supplémentaires et, surtout, contient les recettes des fameux cocktails de Brown et Vadim. A ne pas manquer, par contre, le « Vade mecum » en fin de volume, ensemble de citations et notes de voyage : une conclusion superbe, sur un ton plus sérieux, qui achève de confirmer tout le bien que l’on pense de Léo Henry.