Utopiales 2009 prend la suite de la série des Utopiae, recueils de textes publiés par l'Atalante à l'occasion du festival nantais éponyme, entre 2001 et 2006. Après deux années blanches, les éditions ActuSF reprennent le flambeau.
Passée l'introduction d'Ugo Bellagamba, dont l'idée force est qu'il reste toujours une terra incognita à explorer et que le voyage vers l'inconnu passe notamment par la redécouverte de la culture, sont donnés à lire six textes censés illustrer cette belle profession de foi.
En ce qui concerne les auteurs, on reste en terrain connu : rien que de la plume éprouvée. C'est à celle de Robert Charles Wilson, étoile montante de la S-F mondiale, que revient le privilège d'ouvrir le recueil avec un texte vertigineux. À sa manière terriblement rationnelle, mais sur fond de menace cosmique à la Lovecraft, l'auteur canadien imagine dans « Les Perséides » que le propre de l'espèce humaine est peut-être d'être dépassé par sa culture ; et que ce dépassement darwinien (ou si l'on veut dawkinsien, du nom de l'inventeur du concept de mème), s'il représente une forme d'évolution susceptible de se disséminer partout dans l'univers, est tout autant synonyme d'anéantissement potentiel, parce qu'incapable de se dissimuler à l'attention d'éventuels prédateurs de nature similaire. Après ça, vous regarderez la lumière des étoiles différemment… Brillant.
Catherine Dufour (« Un temps chaud et lourd comme une paire de seins ») raconte le quotidien d'une femme flic dans un futur à tendance matriarcale. Commencé sous les auspices d'un polar bien sordide, le texte vire rapidement au catalogue de faits divers. En plus du titre, le style au cordeau et l'intéressant postulat de départ rattrape en partie une mécanique trop bien huilée.
« Elvis le rouge », de Walter Jon Williams, raconte une histoire alternative du King. Ou plutôt de son frère jumeau, Jessie. Que Williams dote du même kitch et du même déhanchement ravageur. Sauf que ce King-là, rejetant son statut d'icône (de cobaye ?), va mettre sa rebelle attitude au service d'un véritable engagement politique, à gauche toute. Il se croit capable de sortir les autres de la mouise, mais c'est peut-être l'inverse qui va se passer… L'uchronie ne révolutionnera jamais la S-F, mais reste un formidable réservoir de scénarii. (Pour les fans d'Elvis, ou les amateurs de curiosités, on signale en passant l'excellent film de Don Coscarelli, Bubba Ho-Tep, mettant en scène le rockeur et un JFK noir aux prises, dans une maison de retraite, avec une momie récalcitrante — un film beaucoup plus fin qu'il n'y paraît, sur la vieillesse et la solitude.)
La contribution de Pierre Bordage, régional de l'étape, se présente comme le monologue d'une conscience désincarnée qui témoigne de son intranquillité devant le temps et qui se perd dans les abîmes de sa pensée. Un texte de commande vite troussé et très confus, dont l'auteur semble presque s'excuser à la fin (p. 134). Bordage est définitivement plus à l'aise sur la longueur.
Spécialiste de hard science, Stephen Baxter prouve avec « George et la comète » qu'il peut aussi avoir beaucoup d'humour. Phil Beard, salarié d'une boîte informatique, se réveille à la fin du monde dans le corps d'un lémurien, flanqué d'un congénère à la politesse exquise. Le soleil est une géante rouge, la terre a disparu, les deux hommes régressés habitent une sphère artificielle de modeste dimension dont l'axe est un arbre immense. Qui a bâti la sphère ? Pourquoi Phil et George y ont-ils été placés, et comment ? Telles sont les énigmes que l'auteur s'attache à résoudre en vingt pages remplies de sense of wonder. Puissant et hilarant.
« Préquelle » de Jean-Philippe Jaworski nous transporte au IIe siècle, au temps de Marc-Aurèle, dans les plaines de Cimmérie (l'historique, pas celle de Conan) secouées de combats entre tribus sarmates. Pour asseoir son pouvoir, le roi des Roxolans, Zanticos, se fait forger une épée dont il trempera la lame dans le seul sang magique de sa connaissance, celui du forgeron. Les morts engraissent la steppe dans une longue litanie de conquêtes et de combats, évoqués avec la prose luxuriante propre à l'auteur (qui a bien potassé l'historien Iaroslav Lebedynski, à ce qu'il semble ; pour chipoter un peu, dans Dion Cassius, Histoire Romaine, Zanticos est plutôt désigné comme roi des Iazyges et non des Roxolans, mais bon…). Pour les amateurs, là encore, citons en écho à ce texte le roman de Gillian Bradshaw, L'Aigle et le dragon, superbe variation sur le mythe arthurien (pour faire court, l'histoire met en scène une bande de cavaliers sarmates déportés sous le mur d'Hadrien) qui a inspiré le film d'Antoine Fuqua, Le Roi Arthur.
Voilà donc un ouvrage très dense (à peine 200 pages), où les bonnes intentions de départ sont tenues. Wilson et Baxter semblent au-dessus, mais le reste n'est pas mal non plus ; seul le texte de Bordage étant dispensable. Et s'il s'agissait-là, tout simplement, de la meilleure anthologie de l'année 2009 ?