Peter WATTS
FLEUVE NOIR
348pp - 21,00 €
Critique parue en avril 2009 dans Bifrost n° 54
Premier roman de Peter Watts publié en France (en attendant le très aquatique Starfish), Vision aveugle fait partie des textes qui impressionnent le lecteur, tant par l'ampleur du propos que par son intelligence narrative. Véritable livre de science-fiction au sens premier, cet opus douloureux rejoint d'entrée de jeu le cultissime Schismatrice du non moins cultissime Sterling. Même cohérence visuelle, même vision furieusement coupante de la post-humanité et même absence d'explications dans le contexte quotidien (quel roman de littérature contemporaine explique le fonctionnement d'un robinet ? Pourquoi la S-F devrait-elle justifier ses choix technologiques ?). Enfin — surtout — même questionnement du début à la fin : qu'est-ce que l'humain ? Et pour répondre, quoi de plus évident qu'une autre question ? Qu'est-ce que l'autre, l'extraterrestre, l'ennemi ? Du coup, exactement comme Schismatrice, Vision aveugle se mérite. Le décor est flou. Il se précise peu à peu. Les personnages commencent leur vie comme simple silhouettes, puis se développent et gagnent en épaisseur à mesure que le lecteur prend conscience du monde dans lequel ils évoluent. Et le résultat est… vertigineux.
Complète réécriture de la plus vieille idée science-fictive — le premier contact extraterrestre —, Vision aveugle avale littéralement le cliché et s'axe principalement autour de personnages dévastés. Humains trafiqués, reconstruits ou schizophrènes à personnalités multiples (lire Les 1001 vies de Billy Milligan pour une explication de texte), scientifiques fous à la conscience téléchargée et… vampires. Oui oui, de vrais vampires, mais bien différents du mythe. Une branche éteinte de l'évolution humaine datant de plusieurs centaines de milliers d'années ramenée à la vie par le miracle de la génétique. Une branche qui donne des individus aux caractéristiques bien précises et aux aptitudes clairement définies. Ici, c'est surtout du Thésée qu'il s'agit, un vaisseau d'exploration qui rencontre le fameux artefact extraterrestre. À son bord, un équipage restreint, dont Siri Keeton, le narrateur, chargé de surveiller le bon déroulement des opérations, plusieurs autres personnages hauts en couleur, sans oublier le capitaine, vampire de son état. D'entrée de jeu, les codes du genre volent en éclat. D'abord parce que le Rorschach — c'est ainsi que se baptise lui-même l'artefact — leur parle en anglais, ensuite parce qu'il cesse de leur parler après les avoir menacés de mort. C'est le début d'une exploration rarement vue en littérature, déroulée sur deux niveaux : la lente compréhension de la nature même de l'artefact, couplée à la lente compréhension de la nature même des humains chargés du contact. Deux niveaux, donc, et un lecteur qui passe de l'un à l'autre avec un bonheur renouvelé. On frissonne, on fronce les sourcils, on est largué, et puis tout s'éclaire, comme par magie, juste avant que la lumière ne s'éteigne à nouveau, prélude à la prochaine illumination. Le tout sous une plume brillante aussi obscure que limpide, mais délicieusement tordue. À ce titre, saluons la performance du traducteur — Gilles Goullet, dont on avait pu apprécier le travail sur un roman aussi difficile que La Cité des saints et des fous de Jeff VanderMeer — qui a dû beaucoup souffrir pour saisir où voulait en venir l'auteur et tâcher de restituer la saveur de la langue dans un français compréhensible. Au final, reste la question centrale du roman : qu'est-ce que le Rorschach ? Le miroir de nos peurs ? Le papier tâché sur lequel chacun voit ce que son inconscient décèle ? Ou véritablement un vaisseau extraterrestre ? Pour le savoir, une seule solution. Ouvrir le livre, s'y plonger et ne plus le lâcher. Incroyable comme c'est facile d'ailleurs. Car s'il n'a rien de simple, ce roman n'en reste pas moins diaboliquement intelligent, cruel, malin… et limpide. Du grand art, un must instantané.