T.C. BOYLE
LIVRE DE POCHE
642pp - 7,60 €
Critique parue en janvier 2005 dans Bifrost n° 37
« Gros gibier », la première des vingt-cinq nouvelles de ce recueil, véritable perle, met en scène un couple de riches agents immobiliers — Mike et Nicole Bender — qui, accompagnés de leur fille, vont passer quelques jours dans le Ranch Safari Africain de Bernard Puff, perdu au sud-est de la San Joaquin Valley (Californie). Là, pour quelques milliers de dollars, on peut tirer sur un vieux lion abandonné par un cirque ou une hyène rachetée à un zoo au bord de la faillite. Nicole, tireuse d'élite émérite récompensée par la National Rifle Association, s'offre (au propre comme au figuré) quelques jolis cartons jusqu'à ce que Mike — véritable pile atomique rechargée à l'autosatisfaction — décide de « chasser » la seule éléphante du ranch, une bête âgée, certes, mais qui n'a pas du tout envie de mourir loin du fameux cimetière des éléphants. Le résultat de cette confrontation sera pour le moins… étonnant.
Plus avant, dans l'implacable « L'Amour de ma vie », on suit le parcours tragique et judiciaire d'un couple d'étudiants qui, après un accouchement artisanal dans un motel, jettent leur bébé dans une benne à ordures avant de retourner à leurs cours comme si de rien n'était. Cette critique éclairée d'une société consumériste poussée dans ses pires retranchements où, pour assurer sa position sociale, on peut se sentir obligé de commettre la pire des atrocités, est de loin l'un des textes les plus durs du recueil.
Dans « Tranquillité d'esprit », une vendeuse d'alarmes utilise de sanglants faits divers pour fourguer sa camelote à des clients qu'elle finit par terroriser.
« C'était un Noir, dit-elle en baissant la voix et en y laissant filtrer un léger trémolo, un Noir qui s'était collé un masque de Reagan sur la figure. Il force la serrure, il déboule tranquille dans la pièce de devant, il a le journal du matin à la main, à croire qu'il vient livrer des fleurs ou autre… Alors, au début, ils ont cru que c'était une blague. […] Il a humilié la femme, enfin sexuellement, vous voyez ? Et il y a pire. Figurez-vous qu'il est allé chercher un vieil enregistrement tout rayé de Soul Man, oui : Soul Man de Sam and Dave, dans leur collection de disques et qu'il les a obligés à l'écouter sans arrêt pendant qu'il pillait la maison. » Page 187.
Chez T.C. Boyle, violent détracteur de l'autodéfense, la tranquillité d'esprit a un prix.
Juste après, « Le Roi des abeilles », chronique cauchemardesque d'une adoption qui tourne mal, est à mon sens le meilleur texte du recueil ; on y suit la descente aux enfers d'un couple plutôt sympathique, légèrement bobo, qui va se heurter à la folie de leur fils adoptif Anthony. Ce dernier, quand il ne les menace pas de mort ou d'un sort bien pire, se gave de gelée royale et se prend, bien évidemment, pour le roi des abeilles. Un récit qui ne se situe pas très loin du film Candyman de Bernard Rose inspiré d'une nouvelle de Clive Barker, ou de certains des meilleurs textes de Peter Straub…
Dans le tragi-comique « La Mouche humaine », on suit l'impresario, assez quelconque, de la Mouche Humaine — une sorte d'acrobate casse-cou suicidaire qui veut par-dessus tout ses quinze minutes de célébrité, voire plus.
On notera que parmi ces vingt-cinq histoires de mort, plusieurs flirtent avec la littérature de l'imaginaire ou en relèvent franchement comme « Le Diable et Irv Cherniske » ou « Ma veuve » ; malheureusement ces textes imaginaires ne sont pas les plus réussis de l'ouvrage.
T.C. Boyle (sorte de frère siamois et mainstream de Neal Stephenson), que certains des lecteurs de Bifrost ont découvert avec le brûlot écologiste Un Ami de la Terre, n'est pas tendre avec l'espèce humaine ; certaines de ces nouvelles écrites entre 1979 et 2001 sont extrêmement éprouvantes, et ce malgré le refus de leur auteur de sombrer dans la moindre description gore — Boyle ne décrit pas l'horreur, probablement dénuée de valeur propre à ses yeux, il décrit l'humain quand il marche dans les ténèbres (« Le Roi des abeilles ») ou y plonge comme un kamikaze (« La Mouche humaine »). Au final, cette compilation nourrie de nombreuses références S-F (Alien, Star Wars…) et plus généralement contre-culturelles (Bruce Springsteen hante plusieurs des textes), est un coffre à bijoux aussi horrible et hilarant que le Destin. Voilà un des tous meilleurs recueils américains publiés depuis Les Contes de la folie ordinaire de Charles Bukowski. Si vous aimez la grande littérature de la déglingue, nourrie de cynisme et de provocation post-voltairienne, ne passez pas à côté.