Lucius SHEPARD
THUNDER'S MOUTH PRESS
Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51
Calme, posé, contemplatif, parfois lyrique quant à la futile existence d’une pauvre humanité condamnée à errer sans fin dans la nuit glacée, Lucius Shepard transforme une toute petite idée en grand roman. Raconté à la première personne par Wardlin, narrateur vaguement cynique et désabusé, qui officie comme barman dans un trou perdu, A handbook of american prayer démarre comme tous les classiques américains : par une rédemption. Meurtrier sans grande conviction d’un homme jaloux à qui il a brisé le crâne d’un coup de bouteille de scotch, Wardlin est condamné à huit ans de prison, huit années dont il va se servir pour faire une retour sur lui-même en profondeur et développer une sorte de philosophie personnelle en plaçant son existence sous la coupe d’un dieu inventé pour l’occasion, qu’il baptise Dieu de la Grande Solitude. Il y consacre d’étranges poèmes en prose, jolis sans génie, nostalgiques et détachés, qui lui servent de missel. Car ses poèmes ne sont finalement rien d’autre que des prières adressées à un dieu indifférent et suprêmement immatériel… Problème, ses petites prières de rien du tout ont le très grand mérite de se réaliser à presque tous les coups, pour peu qu’on s’y montre un peu sincère et honnête. Rien de bien mirobolant, certes, mais suffisamment pour que ça se sache très vite au pénitencier et que nombre de prisonniers fassent appel aux services de Wardlin pour améliorer leur existence. Un tel aimerait bien que sa fiancée vienne le voir plus souvent, un autre souhaiterait perfectionner son anglais pour avoir une chance de réussir une examen — autant de petites demandes modestes qui trouvent à tous les coups une heureuse issue. De son côté, Wardlin entame une correspondance avec une inconnue qui ne va pas le rester et, au fil des années, découvre sa véritable âme sœur, femme avec qui il s’installera une fois libéré. Fin du premier acte.
Désormais intégré dans un petit bled où il aide sa compagne au petit magasin de gadgets qu’elle possède, Wardlin perfectionne sa technique littéraire au point de publier un livre — A handbook of american prayer — sur le sujet. Stupeur : c’est un immense succès et le bouquin se vend comme des petits pains. Dès lors, l’existence calme de Wardlin bascule dans la folie absolue (avec au passage des morceaux de bravoure joliment cinglants sur les rapports entre auteur, éditeur, médias et lecteurs) et le danger le plus insidieux quand des cohortes de fan fondent une nouvelle religion (le Wardlinisme) au point d’inquiéter les autorités religieuses traditionnelles qui voient en Wardlin une incarnation de Satan (belle mandale infligée aux évangélistes ricains, soit dit en passant). Autre gros souci : l’arrivée d’une type étrange habillé de noir, un type qui pourrait bien être le Dieu de la Grande Solitude descendu sur Terre pour filer un coup de main à Wardlin. Peut-être, mais pas sûr. Rien n’est définitif chez Shepard, et l’irruption du fantastique est si légère qu’on ne saura jamais si elle est réelle ou simplement fantasmée. A noter un brillant passage d’une trentaine de pages où Wardlin doit fuir un assassin qui l’a préalablement drogué au LSD. Une fuite hallucinante et hallucinée qui rappelle les meilleurs pages de la nouvelle russe du recueil Aztechs au Bélial’ (et pour le poche chez J’ai Lu, à pas cher, donc).
Au final, A handbook of american prayer est un livre magnifique, troublant, beau et extrêmement bien vu. Reste que son prétexte surnaturel est bien maigre et qu’il risque d’avoir du mal à s’insérer au sein d’une bibliothèque S-F stricto sensu. C’est aussi pour ça qu’on aime Shepard.