Philip PULLMAN
GALLIMARD JEUNESSE
1024pp - 25,00 €
Critique parue en janvier 2004 dans Bifrost n° 33
Évoquer la littérature pour enfants nous ramène inévitablement à la série Harry Potter, dont on a pu dire tout et n'importe quoi. Reste qu'avec une telle présence marketing, les aventures du petit sorcier-gentil-propre sont désormais une référence du genre, tout en inaugurant une future série de clichés littéraires.
La littérature pour enfants sait pourtant se montrer plus riche et plus intelligente, mais ces qualités la rendent forcément moins accessible. Eh oui, il va falloir penser, chose inconcevable pour un enfant, c'est bien connu, au vu de la mièvrerie généralement constatée dans les collections spécialisées. Avec sa trilogie À la croisée des mondes, Philip Pullman nous donne une véritable leçon de littérature et nous prouve qu'on peut s'adresser différemment aux plus petits. Règle numéro un : ne pas prendre les enfants (et à fortiori les adultes) pour des idiots bien-pensants. Règle numéro deux : s'attarder sur des personnages crédibles, touchants et humains. Règle numéro trois : proposer un monde à la fois différent et crédible, mais suffisamment proche pour ne pas faire disparaître tout repère. Saupoudrer le tout de créatures fantastiques bizarres, absurdes, comiques et très sérieuses, finalement beaucoup plus efficaces que les sempiternels dragons.
Remuez, ajoutez une pincée de mondes parallèles, et vous y êtes.
Pullman réussit le difficile pari de faire exactement coïncider le plaisir des enfants et des adultes en trois romans menés de main de maître. Les Royaumes du Nord, La Tour des anges et Le Miroir d'ambre se lisent comme une trilogie cohérente, axée sur une héroïne féminine nommée Lyra et âgée de 11 ans au début de l'histoire. S'y ajoute son pendant masculin, Will, lui aussi fraîchement éclos du monde des mômes et pas encore complètement convaincu qu'il ne va plus tarder à être un adulte comme les autres. Prendre une paire d'enfants pour personnages principaux est une vieille ficelle du genre, mais Pullman évite soigneusement tous les pièges qui en découlent : aucun manichéisme n'est décelable, même chez les « méchants » dûment estampillés comme tels. Côté obscur des mondes décrits, l'Église officielle est remarquablement bien malmenée, et la notion même de paradis et d'enfer est jetée aux oubliettes. Quand les gens meurent, ils meurent. C'est triste, injuste et parfois choquant, mais c'est comme ça (de fait, Pullman propose une explication plus qu'intelligente à la question fatale que tout gamin a un jour posé : « Où va-t-on quand on est mort ? »). De l'amour qu'éprouvent Lyra et Will, il est évidemment question, mais de manière subtile, touchante et tragique. La collection « Harlequin » n'a vraiment pas sa place ici. Bref, tous les éléments requis sont présents pour faire de cette trilogie un monument du genre, et c'est exactement ce qu'est À la croisée des mondes. Un festival d'intelligence, de qualité littéraire, d'invention et de suspense. Un coup de maître pour un auteur dont on attend avec impatience la publication des prochains opus. Ainsi, on trouve déjà quelques autres textes en Gallimard Jeunesse, mais l'idée de faire fusionner la cible enfants et adultes en Folio « SF » est sans doute appelée à faire des petits. À propos, autant savoir que les romans de Pullman s'adressent plus à de jeunes pré-ados qu'à des enfants, la violence qu'on y trouve n'étant pas exactement idéale pour les tous petits. Reste qu'une telle convergence de plaisir entre les générations est synonyme de grand texte, et qu'on se ralliera sans angoisse existentielle à ce genre de formule.
Difficile de résumer l'action des trois romans, mais on peut déjà dresser un tableau généraliste. L'idée de base tourne autour de la bonne vieille théorie des mondes parallèles, véritable multitude de réalités qu'il est possible de visiter via différents moyens (du plus simple au plus compliqué). Le monde de Lyra est un mélange étonnant et réussi entre médiévalisme et modernité très début de siècle. On y trouve des manoirs, des villes chauffées au charbon, l'électricité sous une forme curieuse, des dirigeables, des fusils et même une certaine conception de l'informatique… Paisible coexistence entre humains et autres créatures bizarres, ce monde implique pour chaque individu la présence d'un Daemon (prononcez démon), sorte d'extension de l'âme sous forme d'un animal (forme changeante pour les enfants, figée pour les adultes). L'idée est excellente et la description des liens qui unissent humains et daemons est impressionnante. Capturée par des voleurs d'enfants, Lyra est sauvée par des gitans et entreprend d'aller retrouver son père (le célèbre Lord Asriel, exilé dans le grand nord et occupé à une étrange tâche) pour échapper à sa mère (l'abominable Mme Coulter) dont les intentions ne sont pas claires. En chemin, elle fera alliance avec les terribles « ours en armure », géniale trouvaille de Pullman qui nous décrit le plus simplement du monde une société d'ours guerriers doués de parole et redoutés de tous. Au rayon bizarrerie fantastique, le personnage de Iorek (le roi des ours) relève du génie. On rencontre également des sorcières (montées sur balai, oui oui), mais dont le traitement est tellement original que l'on a du mal à croire comment Pullman peut se tirer d'un cliché aussi évident. Le lecteur comprend assez vite que Lord Asriel s'essaye à la délicate tentative d'ouvrir une brèche entre les mondes, d'où la fuite accidentelle de Lyra dans un monde parallèle à la fin du premier tome.
La suite de la trilogie nous fait rencontrer le personnage de Will, petit mec issu du monde contemporain tel que nous le connaissons. Passé lui aussi dans un autre monde par l'intermédiaire d'une fenêtre dont on trouve quelques exemplaires disséminés çà et là, il rencontre Lyra et s'allie avec elle dans une tâche commune : retrouver le père de Will, célèbre explorateur disparu il y a quelques années. Will gagnera au passage le « poignard subtil », outil conçu pour ouvrir les fenêtres entre les mondes. Enfin, le troisième tome nous invite à visiter les enfers en compagnie de Will et Lyra (une visite dont on ne sort pas indemne) tout en concluant l'histoire avec brio.
Pas de baisse de régime, pas de longueur, aucun « truc » destiné à « en finir une bonne fois pour toute », mais une qualité constante tout au long de la trilogie. À la croisée des mondes est une lecture saine, intelligente, distrayante et à la portée de tous. On ne peut donc que la conseiller à tout le monde, histoire de réconcilier adultes et enfants, ce qui ne fera de mal à personne.