Robert Charles WILSON
DENOËL
384pp - 20,30 €
Critique parue en juillet 2010 dans Bifrost n° 59
Le Robert Charles Wilson nouveau est arrivé… et il est vieux de vingt ans ; 1991, plus précisément. Mais « Lunes d’encre », par le biais de son traducteur émérite Gilles Goullet, a établi une passerelle temporelle rendant enfin ce Bridge of Years accessible aux lecteurs français de 2010. Ce qui, on l’avouera, nous fournira une belle occasion de nous réconcilier avec l’auteur d’origine américaine mais désormais canadien, qui nous avait quand même plutôt déçu l’année dernière avec Axis, la suite de son monumental et indispensable Spin…
De passerelle entre les époques, il sera beaucoup question dans A travers temps, comme son nom l’indique. Un roman qui pratique l’attaque en force. Prologue, avril 1979 : le maraudeur Billy Gargullo, engoncé dans son armure dorée, débarque d’un futur ensanglanté par la guerre civile et assassine sous nos yeux impuissants le « voyageur temporel » Ben Collier dans une petite maison de cèdre de Belltower, dans l’Etat de Washington.
Puis, sans transition, nous voilà en 1989 : Tom Winter traverse une très mauvaise passe ; sa compagne l’a largué, et il a perdu son travail. En conséquence de quoi il a sombré dans la dépression et l’alcoolisme. Son frère Tony l’en a finalement sorti et lui a dégoté un job de vendeur de voitures à Belltower, où Tom acquiert une petite maison de cèdre à l’écart de la bourgade… Une maison qui — à en croire le représentant même de l’agence immobilière, Doug Archer, qui a une passion pour le bizarre et l’étrange — pourrait bien ca-cher quelques secrets… Et, effectivement, cette maison semble hantée par des fantômes obsédés par la propreté et les réparations immédiates ! Mais la vérité se fait jour peu à peu : la maison est envahie « d’insectes mécaniques » qui viennent réclamer l’aide de Tom Winter, communiquant avec lui par le biais de ses rêves… ou de sa télévision. Quant au sous-sol de la bâtisse, il abrite un long tunnel… qui conduit directement au New York de 1962 ! Tom, une fois passé le temps du choc, se voit tenté par la fuite, l’exil dans le passé, dans l’histoire, lui qui n’a plus rien à perdre et que rien ne rattache au présent. Mais il n’est pas le premier à qui cette possibilité a été offerte…
Les (bonnes) histoires de voyage dans le temps ont souvent une fâcheuse tendance, en surjouant des paradoxes, à coller très facilement une migraine carabinée au lecteur. Ici, ce n’est jamais le cas, heureusement, mais il faut dire que le propos de Robert Charles Wilson est tout autre. Le roman joue en fait essentiellement sur trois tableaux.
Il a tout d’abord une dimension d’hommage clairement assumée. Sans surprise, on pense à La Patrouille du temps de Poul Anderson… Mais le roman renvoie encore davantage, avec son cadre (en partie, du moins) bucolique, sa dimension écologique et humaniste et son thème du « gardien », au classique de Clifford D. Simak Au carrefour des étoiles, dont il constitue le pendant temporel. L’hommage est en tout point réussi, et perceptible sans jamais sombrer dans la lourdeur. Il en va de même pour le discours, teinté de mélancolie… et d’un soupçon de fatalisme.
Sans surprise de la part de Robert Charles Wilson, la deuxième dimension du roman — et sans doute la plus fondamentale — repose essentiellement sur la psychologie des personnages, et en tout premier lieu du « héros » Tom Winter, celui que nous suivons durant la majeure partie du livre. Sous ses dehors de stéréotype dépressif, Tom Winter se révèle un personnage bien plus riche et complexe qu’il n’y paraît au premier abord, et cela vaut pour tous les autres personnages du roman, principaux ou pas… y compris la figure du « méchant », Billy Gargullo, en fin de compte un personnage aussi touchant que répugnant, et une victime autant qu’un coupable. Mais il ne faut pas non plus faire l’impasse sur les personnages féminins, très bien campés, et notamment Joyce, la belle new-yorkaise de Greenwich Village en 1962, plus complexe elle aussi que son archétype de chanteuse folk engagée… Autant de personnages profondément humains, plus vrais que nature, aux actions et réactions savamment étudiées et manipulées par un auteur déjà très doué sur ce plan en 1991.
Enfin — et c’est là encore assez typique de Robert Charles Wilson, voyez par exemple Blind Lake, ou, sur un mode moins réussi, Axis —, quand bien même le roman, avec ses aspects tantôt bucoliques (à Belltower), tantôt psychologiques, sait se faire posé, il ne s’en transforme pas moins progressivement en un palpitant thriller, tout ce qu’il y a d’efficace. Certaines séquences — et de plus en plus au fur et à mesure que l’on avance dans le roman — sont riches de suspense ou d’action, et menées de main de maître.
La plume de Robert Charles Wilson, quoi qu’il en soit, bien servie comme d’habitude par la traduction de Gilles Goullet, sait faire honneur à ces multiples dimensions ; le style est fluide et délicat, sans jamais sombrer dans la lourdeur, tandis que les dialogues sont frappés du sceau de l’authenticité. Rien à redire.
Aussi la quatrième de couverture, élogieuse comme il se doit, n’hésite-t-elle pas à parler « d’une des plus belles réussites de Robert Charles Wilson ». On n’ira tout de même pas jusque-là : si le roman est assurément bon, il lui manque encore quelque chose, une ambition sans doute, une vision, un projet, bref, une dimension supplémentaire qui l’empêche d’atteindre aux sommets des Chronolithes ou a fortiori de Spin. Avec A travers temps, nous avons droit à du bon Robert Charles Wilson, pas à de l’excellent Robert Charles Wilson. Mais on avouera que c’est déjà pas mal…