[Critique commune à Anno Dracula, Le Baron rouge sang et Le Jugement des Larmes.]
Et si Van Helsing et ses compagnons n’étaient pas parvenus à vaincre Dracula ? Et si ce dernier, débarrassé de ses adversaires, avait réussi à faire basculer le Royaume-Uni dans les ténèbres en épousant la reine Victoria ? Tel est le point de départ choisi par Kim Newman, à partir duquel il va revisiter un siècle d’histoire politique et culturelle à travers trois romans et une dizaine de nouvelles.
Londres, 1888. Alors que les « non-morts » se sont répandus à tous les niveaux de la société, de la Chambre des Lords aux bas-fonds de Whitechapel, que les têtes du professeur Van Helsing et de Jonathan Harker ornent les grilles de Buckingham Palace, et qu’Arthur Holmwood et Mina Harker ont rejoint les légions de Dracula, le docteur Seward fait la une des journaux sous le nom de Jack l’Eventreur. Dans un contexte tendu où l’Angleterre menace de sombrer à chaque instant dans le chaos, ces meurtres en série de prostituées vampires vont devenir l’objet de toutes les attentions et déclencher une véritable chasse à l’homme.
Anno Dracula est un roman jubilatoire, à la fois hommage érudit à tout un pan de la littérature fantastique anglo-saxonne et tentative réussie de moderniser quelques vieux mythes. Au petit jeu des références, Kim Newman est imbattable et c’est à une bonne centaine de personnages issus d’autres œuvres, du docteur Moreau à Fu Manchu, du comte de Saint-Germain à Mycroft Holmes, que l’auteur a fait appel, le temps d’un clin d’œil ou pour jouer un rôle plus conséquent dans le récit. Et leurs pas vont bien évidemment croiser ceux de figures historiques, parmi lesquelles Oscar Wilde, John Merrick, sans oublier la reine Victoria, of course.
Malgré le jeu d’intertextualité permanent auquel se livre l’écrivain, Anno Dracula ne peut être réduit à une fan-fiction stérile ou à un simple exercice de style réservé à une poignée de bibliophiles érudits. Il s’agit d’une œuvre qui, si elle puise son inspiration dans le passé, s’affirme comme résolument moderne, sur le fond comme sur la forme. Loin des clichés perpétués au fil des décennies, Kim Newman ancre ses vampires dans un contexte historique et social réaliste. De ce point de vue, la prise de pouvoir de Dracula n’a pas révolutionné la société britannique, elle n’a fait qu’exacerber les tensions déjà existantes. Dans les couches les plus déshéritées de la population londonienne, devenir un vampire n’est en rien la promesse de pouvoir s’extraire de sa condition, mais bien plus souvent une condamnation à vivre dans une misère éternelle. A l’inverse, les puissants qui tiennent déjà les rênes du pays y trouveront le moyen le plus sûr de préserver leur statut, pour les siècles des siècles.
Hormis le docteur Seward et bien évidemment Dracula lui-même, les principaux personnages liés à cette intrigue ont été créés par Kim Newman et soulignent chacun à leur manière les enjeux de ce roman. Charles Beauregard, membre du Diogene’s Club et chargé à ce titre d’enquêter sur les meurtres de Whitechapel, entretient des re-lations d’autant plus conflictuelles avec les vampires que Penelope, la jeune femme qu’il doit épouser, semble de plus en plus tentée de passer aux ténèbres. Il reçoit néanmoins le renfort, pour mener à bien sa mission, d’une Ancienne, Geneviève Dieudonné, farouche opposante à Dracula (et personnage apparu à l’origine dans Drachenfels, roman signé Jack Yeovil, pseudonyme de… Kim Newman !). Citons enfin le cas un peu particulier de Kate Reed, une jeune journaliste vampire, imaginée par Bram Stoker mais n’apparaissant pas dans la version définitive de Dracula.
Quant à ce dernier, il est longtemps le grand absent du premier volet de la trilogie. Certes, son ombre plane sur l’ensemble du livre, mais il faut attendre l’ultime chapitre pour le voir apparaitre, lors d’une scène hallucinante située dans les salons de Buckingham. Newman enterre définitivement les représentations romantiques du personnage et dresse de lui un portrait d’une bestialité sidérante. Le point d’orgue d’un roman qui ne manque pourtant pas de scènes mémorables.
Trois ans plus tard, Newman revient à cet univers et situe l’action du Baron Rouge Sang durant la Première Guerre mondiale. On retrouve une partie du casting du précédent roman, auxquels viennent s’ajouter quantité d’autres personnages tout droit sortis de la littérature populaire de l’époque (Biggles, the Shadow, Her-bert West) ou des débuts du cinéma (le Docteur Mabuse, Nosferatu, Béla Lugosi). L’un des rôles principaux est tenu par Edgar Allan Poe, devenu lui aussi vampire et chargé de rédiger la biographie du grand héros de l’armée allemande : Manfred von Richthofen. Ce dernier est au centre d’une expérience scientifique visant à transformer les non-morts en une arme d’un genre radicalement nouveau.
Plus encore que dans Anno Dracula, on ressent dans Le Baron Rouge Sang un contraste permanent entre l’aspect ludique du jeu littéraire auquel se livre Kim Newman et la noirceur de l’univers qu’il décrit. Pourtant le roman fonctionne à la perfection, car il ne s’agit pas pour l’auteur de réécrire l’Histoire mais de l’aborder sous un jour différent, par le biais d’outils inattendus dans un tel contexte. Un travail qu’il avait déjà mené à bien dans certaines de ses nouvelles, comme « Le Retour du Dr. Shade » où, à travers l’évocation des Daily Strips d’avant-guerre, il mettait en lumière le retour d’une certaine forme de fascisme dans l’Angleterre des années Thatcher, ou encore dans « Übermensch ! », uchronie qui lui permettait de réviser le mythe de Superman à l’aune des théories nazies.
Le seul personnage qui semble ne pas intéresser Kim Newman, au final, est Dracula lui-même. L’auteur semble avoir tout dit dans les dernières pages du précédent volume et peut désormais le laisser en marge de son récit. Les fans de l’Empaleur devront donc se contenter ici de la brève apparition de sosies. Et si on le reverra bel et bien dans les pages du Jugement des larmes, troisième roman de la série, c’est sous la forme de cadavre !
Ce dernier volet de la série, au ton plus léger (le titre anglais original, Dracula Cha Cha Cha, rend mieux compte de cette ambiance que le Judgment of Tears américain), se déroule dans la Rome des années 50. Prenant prétexte du remariage de Dracula avec une princesse moldave, Kim Newman réunit tous les acteurs de la vie culturelle de l’époque, d’Italie ou d’ailleurs. Mariage improbable des univers de Federico Fellini et de Mario Bava, où les starlettes côtoient les monstres du cinéma bis, où James Bond affronte Diabolik, où Michael Corleone et Ernest Hemingway fréquentent les mêmes cafés, Le Jugement des larmes est la célébration jubilatoire de cette époque, dans toute sa diversité. Un âge d’or fantasmé, certes, mais où l’auteur s’autorise toutes les libertés, jusqu’à réparer certaines erreurs de l’Histoire ou quelques rendez-vous manqués. C’est ce qui lui permet par exemple de donner vie à la Mère des Larmes de Dario Argento, film qui devait clore le cycle entamé par Suspiria et Inferno et qui resta longtemps sans aboutir. En faisant d’elle l’un des personnages principaux de son intrigue, Kim Newman rend un magnifique hommage au réalisateur tout en réparant une injustice. Depuis, Argento a fini par tourner son film (Mother of Tears en 2007), pour un résultat très en-deçà de ce dont il était capable vingt-cinq ans plus tôt…
On trouve un regard similaire de la part de Kim Newman dans la nouvelle « Apocalypse Dracula » (« Coppola’s Dracula », in Ténèbres n°3, 1998), à la fois hommage à Apocalypse Now et manière de tirer la chasse une bonne fois pour toute sur la piètre adaptation que tira le réalisateur du roman de Bram Stoker en 1992. On se rappelle à l’occasion qu’outre ses activités de romancier, Newman est également un critique ciné reconnu outre-Manche.
L’auteur a longtemps annoncé la parution d’un quatrième volume devant boucler le cycle : Johnny Alucard. Dix ans plus tard, on attend toujours. Le roman aurait dû intégrer plusieurs nouvelles publiées dans les années 90 et suivre le parcours du héros éponyme, orphelin roumain appelé à succéder à Dracula. Le personnage apparait dans « Apocalypse Dracula » et tient un rôle majeur dans « Andy Warhol’s Dracula » (in Faux rêveur, Bragelonne, 2002), l’un des textes les plus sombres de l’auteur, qui décrit la vie nocturne new-yorkaise de la fin des années 70 et gratte le vernis de strass et de paillettes pour mettre à jour la réalité sordide de l’époque. En prime, il réalise un portrait sans concession mais d’une remarquable pertinence du père du Pop Art.
En attendant Johnny Alucard, récemment annoncé pour une parution outre-Manche en avril 2012 (on croise les doigts), Anno Dracula et ses suites constituent l’une des œuvres majeures du genre, malheureusement absente des rayonnages des libraires depuis trop longtemps.
[Lire aussi un avis plus ancien de Philippe Boulier sur Anno Dracula.]