« Gloire à toi, Seigneur des Moissons. C'est en paix que nous venons vers ton autel. Accepte nos offrandes, toi qui est le dernier et le premier, l'alpha et l'oméga, celui qui est, qui était et qui vient. Je sais où tu demeures : c'est là qu'est le trône de Satan. C'est en ton nom, Seigneur des Moissons, que sera versé le sang de l'agneau. Car c'est à toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire. » (Pages 80-81.)
Bailey Creek, Arkansas (du moins c'est ce que Mélanie Fazi voudrait nous faire croire).
Arlis James — gamin de onze ans ignorant tout de ses origines — , vient d'arriver en ville avec la minuscule troupe de forains à laquelle il appartient. Il y a dans le lot un plantigrade placide, un cul-de-jatte prénommé Jared, une dresseuse de serpents, des chevaux, deux ouistitis, mais aucune femme à barbe, pas d'homme illustré, aucun monstre à tête d'éléphant… Bref, pas de quoi faire un remake de Freaks.
Le jour de son arrivée, Arlis rencontre Faith, la fille du pasteur local qui le drague éhontément en lui offrant un sucre d'orge récemment chapardé dans l'épicerie du coin. Après quelques manœuvres d'approche nécessaires, Faith va faire participer Arlis à une série de sacrifices pseudo-sataniques dédiés au Seigneur des Moissons, utilisant comme autel l'épouvantail qui règne sur les grands champs de Bailey Creek… Piégé par le jeu un tantinet pervers de Faith, Arlis ne tardera pas à s'apercevoir qu'on ne réveille pas les fantômes impunément.
Difficile de critiquer ce livre ennuyeux, dégraissable d'un bon tiers si ce n'est de la moitié, sans le massacrer purement et simplement ; dommage, car les histoires d'amour/d'amitié entre préadolescents peuvent être particulièrement touchantes, d'autant plus dommage que Mélanie Fazi, vingt-sept ans à peine et déjà lauréate du Grand Prix de L'Imaginaire pour sa nouvelle « Serpentine » dont on reparlera plus loin, semble promise à une grande carrière littéraire.
Arlis des forains se situe dans l'Amérique Profonde de Shérif fais-moi peur, pourquoi pas, sauf que Mélanie Fazi ne connaît visiblement pas assez les mentalité et civilisation nord-américaines pour rendre son récit crédible. Pour tout dire, on n'y croit JAMAIS et on se demande pourquoi l'autrice n'a pas situé son récit en Beauce, à Romorantin ou en Dordogne. Petit exemple : le pasteur et révérend de Bailey Creek, veuf, a trois filles (jusque-là, c'est normal), mais il officie dans une église en pierre, décorée avec un christ crucifié (l'édifice en question étant baptisée St Mary Magdalene ! — soyons fair play le trait d'humour est savoureux). Preuve est faite que Mélanie Fazi ne sait pas faire la différence entre une église et un temple protestant, entre la religion catholique et les principales branches de la religion protestante (baptiste, calviniste, anglicane, luthérienne). Tout aussi problématique, son récit semble se situer tantôt peu après la Seconde Guerre Mondiale, tantôt de nos jours. Résultat : cette approximation dans la datation amoindrit la force évocatrice des passages les plus réussis. Autre problème, Fazi est incapable d'ancrer son récit dans les détails du quotidien ; elle ne dit rien du coût des choses, des marques que l'on trouve à Bailey Creek, des marques de voiture, des gens qui se rendent en ville faire leurs courses… À peu de choses près, son Amérique est celle de La Petite maison dans la prairie avec un frigo dans la caravane, histoire qu'on comprenne bien qu'on se trouve au vingtième siècle. Et de ce grand pays (peuplé d'obèses et d'enfants de Dieu) qui n'a quasiment pas connu dix ans de paix durant le vingtième siècle (Première et Seconde Guerres Mondiales, Corée, Viêt-nam, Panama, Irak), Mélanie Fazi en a tout simplement oublié les anciens combattants, le shérif, le salut au drapeau, la place des Noirs dans la société, l'ombre de JFK… Tout ce qui fait la pesanteur de l'Amérique Profonde a été oblitéré. Quant à L'Arkansas… Mélanie Fazi semble même ignorer son statut d'état du Sud (l'Arkansas fait frontière commune avec la Louisiane et l'état du Mississipi).
En s'attaquant à l'Amérique des gens du voyage et en détournant le folklore de la « Moisson de Sang », Mélanie Fazi rivalise involontairement avec plusieurs grands écrivains américains : Harry Crews, La Malédiction du gitan ; Ray Bradbury, La Foire des ténèbres ; Paul Auster, Mr Vertigo ; Theodore Sturgeon, Cristal qui songe — sans parler des incursions en la matière de Dean R. Koontz et Stephen King. Faute d'une écriture totalement maîtrisée ou d'un point de vue réellement original, ce second roman (après le pénible Trois pépins du fruit des morts, sorti en septembre 2003 chez Nestiveqnen) s'enlise dans les traces trop profondes de ceux qui ont ouvert la voie (Ray Bradbury en tête). Faisant preuve, par moments, d'un grand professionnalisme et d'une certaine sensibilité, Arlis des forains n'est pas un roman totalement nul, c'est juste une œuvre de jeunesse dont le plus grand intérêt, sinon le seul, est de nous donner envie de (re)lire Cristal qui songe et La Foire des ténèbres. Toutefois, histoire d'atténuer mon propos, je vois une catégorie de lecteurs qui pourraient être intéressée : celle qui dévore la Comédie Inhumaine de Michel Pagel. Car sans aller jusqu'à traiter Pagel de père spirituel de ce Arlis des forains, il me semble discerner une certaine filiation entre Pagel et Fazi, un cours d'eau littéraire qui les lie, remontant jusqu'à La Vouivre et aux romans fantastiques de Claude Seignolle. Une filiation, fantastique intimiste et quasiment de terroir, que semble confirmer le sommaire du recueil Serpentine, puisqu'il est préfacé par l'auteur de L'Équilibre des paradoxes.