« Le vacarme avait maintenant pris fin. » Telle est la phrase qui ouvre ce livre.
En effet, il serait difficile de trouver, même dans l'œuvre de Simak, peu renommée pour son fracas, un roman plus quiet. Si Demain les chiens est une pavane, et Chaîne autour du soleil une ronde, Au carrefour des étoiles n'évoque rien tant qu'un requiem.
Tout commence par la description de l'après d'une bataille. Mitraille et chevaux, bannières multicolores… Vite, une liste de régiments nous éclaire. Nous sommes pendant la guerre de Sécession. À cette bataille, un homme a survécu : Enoch Wallace. Aussitôt — on n'a pas encore lu deux pages —, cut, et on se retrouve dans le bureau d'un médecin, qu'un agent secret est venu interroger. Sur Enoch Wallace. Qui intrigue l'administration, pour la simple raison qu'à présent, en 1964, il a cent vingt-quatre ans, et n'en paraît pas trente. Il mène une vie de reclus ; son facteur lui livre quelques provisions, au mépris de la réglementation postale, et des tombereaux de livres et de magazines. Il achète quantité d'encre, et des cahiers d'écolier. Il doit écrire beaucoup. Sa maison non plus n'a pas changé ; intacte, elle résiste de manière surnaturelle ou presque aux ravages du temps et du climat.
Tout au long des premiers chapitres, et d'ailleurs du roman, quoique moins frénétiquement, Simak use avec maestria de la technique du flash-back, des points de vue multiples. On n'attendra guère pour connaître la clé du mystère : Wallace est devenu le gardien d'une sorte de relais galactique, un poste de transit d'un réseau de communications qui véhicule des données dont des machines installées dans sa cave se servent pour reconstituer sur place les voyageurs téléportés dans l'attente de la prochaine étape. En échange, il bénéficie — et sa maison avec lui — d'une protection contre les effets de l'âge. Et de relations privilégiées avec la galaxie entière, puisque le visitent des êtres aussi étranges que fraternels. Mais ces extraterrestres sont-ils moins étranges que la jeune Lucy, dotée de pouvoirs paranormaux, ou que les spectres qu'il a appris à conjurer par un procédé mathématique ?
Et quand une crise majeure éclatera, menaçant la Terre d'une mise au ban définitive de la société des planètes où sa position actuelle de simple relais n'était jusqu'alors qu'un prélude à une admission comme membre de plein droit, Wallace devra-t-il choisir entre sa loyauté à son espèce, et ses devoirs envers ses bienfaiteurs ?
Plus encore que d'autres romans ultérieurs (même Projet Vatican XVII), Au carrefour des étoiles baigne dans une mystique qu'on pourrait qualifier de chrétienne — ainsi, le partage de l'eau joue à deux reprises un rôle fondamental dans les relations qu'Enoch noue avec son prochain — , si elle ne participait d'une sorte de panthéisme. C'est, surtout, un ouvrage marqué par la mort, et la perte. On l'a vu, la scène d'ouverture, avec ses accents qui semblent sortis du fameux poème de Rimbaud, « Le dormeur du val », donne le ton, mais la mort intervient plusieurs fois, et une des causes de la crise que doit dénouer Wallace est une violation de sépulture. La récompense sera à la mesure du sacrifice consenti.
Au carrefour des étoiles est un véritable chef d'œuvre, un roman qui transcende les limites du genre auquel il ressortit. Si l'on ne doit lire qu'un seul Simak (mais pourquoi ?), ce doit être celui-ci. Parce qu'il résume et englobe toute l'œuvre, jusque dans son ambiguïté, jusque dans sa douce amertume : à la fin, quand tout est résolu, l'auteur ne peut se contenter d'un banal happy end, si bien que le lecteur, gorgé de soleil automnal, referme le livre secoué par un de ces frissons qui annoncent la froidure de l'hiver.
Tout l'art de Simak, tout son équilibre et toutes ses nuances résident dans le paradoxe de ce frisson sous le soleil.