Serge LEHMAN
J'AI LU
378pp - 10,52 €
Critique parue en décembre 1998 dans Bifrost n° 11
Après le futur proche de la série F.A.U.S.T., Lehman repart pour l'avenir lointain avec un space opera situé à quatre millénaires de notre époque, et pourtant ponctué de références à l'Histoire du futur dans laquelle s'inscrivent toutes ses oeuvres. Héritier de la famille propriétaire (et régnante) de la planète Murmank, Arkadih Tomekin passe au palais une enfance tissée de rêves de nautes, et de cours sur simulateur de vol. Mais l'âge des nautes et des flottes spatiales est passé, et le Toboggan, portail d'un réseau galactique de transmission de matière, débouche sur Murmank avant qu'Arkadi atteigne son adolescence.
Se fera-t-il commerçant, ou trouvera-t-il contre toute attente un vaisseau spatial prêt à l'emmener à travers la Voie Lactée pour une quête ponctuée de rencontres surprenantes et de batailles haletantes ? Question rhétorique. Le genre exige le vaisseau, quitte à céder à la nostalgie technologique, quitte à faire de l'humain un appendice — d'une discutable utilité — d'une machine plus intelligente que lui. Arkadih s'épanouira comme diplomate-enquêteur, alors que son vaisseau et lui parcourent les franges galactiques à la poursuite d'un ennemi mécanique vieux de trois cents siècles, le Noyau, un astronef voué à la destruction du vivant et légué par l'Avatar, la même force obscure qui a lâché les Hifiss contre les sapients.
S'inscrivant dans un genre, Lehman multiplie les hommages plus ou moins ciblés à sa tradition. Empires galactiques, distances historiques vertigineuses, et vaisseaux spatiaux encore en état de marche après des millénaires appartiennent au fonds commun. On pense au Van Vogt de La Faune de l'Espace quand se multiplient les rencontres avec des extra-terrestres de plus en plus exotiques, et au Saberhagen de la série des Berserkers à propos du Noyau, une machine qui parcourt l'univers pour torturer les êtres vivants (physiquement et mentalement). On pense aussi à leur héritiers plus récents : le Greg Bear de Héritage pour l'algue pensante, et surtout Iain M. Banks, autant pour le vaisseau intelligent qui n'emporte un équipage humain que parce qu'il veut bien, que pour une poignée d'autres détails, comme la présentation des signaux échangés avec l'Omnium ou l'arcologie de la Porte de Dante.
Tout cela est emmené avec maestria, peuples et lieux portent des noms claquants et poétiques (même si l'onomastique de Murmank n'approfondit pas son aspect russifiant), le rythme ne faiblit jamais, et les scènes d'action sont cadencées par des récits qui, mythiques ou vécus, soulignent le tempérament de conteur de l'auteur. Règle du genre aussi, les révélations et les coups de théâtre se succèdent avec une ampleur sans cesse croissante, pour un final de dimensions galactiques. Un travail brillant, qui sacrifie néanmoins l'originalité à la virtuosité.
Sous cette surface, Lehman raconte une histoire qui dévie quelque peu de la norme du space opera. Le space opera classique, comme beaucoup de fantasy classique, s'il n'est pas pur voyage extraordinaire (La Faune de l'Espace), adopte souvent l'intrigue de l'héritage à (re)conquérir, de l'enfant trouvé qui est en fait le prince légitime du royaume, ou du roturier qui conquiert la main de la fille du roi (cf. Les Rois des Etoiles, d'Edmond Hamilton).
C'est l'inverse qui se produit pour Arkadih Tomekin : on peut se demander dans les premiers chapitres du roman si le cadet « royal » de Murmank va se battre pour déposséder sa soeur du titre promis à celle-ci en héritage. Et non. Arkadih reste fidèle à ses rêves d'enfant : il veut se battre et explorer. Résultat, il semble ne jamais atteindre, ou trop tard, sa maturité affective ; et si le space opera classique passait par-dessus de tels détails sans en faire le moindre cas, le héros de Lehman en souffre constamment. Vivre en naute, c'est renoncer à la vraie vie, pour viser un objectif qui se dérobe constamment — au propre comme au figuré. De même que le Noyau, déjà reparti dans son errance, ne se trouve jamais à sa dernière escale connue, le bonheur ne se trouve pas dans les batailles spatiales ou les négociations (réussies) avec des étrangers ahurissants. Pas plus que l'amour dans les bras des filles conciliantes fabriquées sur mesure par les ateliers du vaisseau.
Si Lehman a écrit le livre sucré et calorique que son moi adolescent aurait aimé dévorer, il l'a épicé d'une pointe d'amertume et de doute. Mais on déguste sans prendre de pause.