La formule frôle l'usure, mais il est vrai, néanmoins, que Walter Jon Williams est un auteur sous-estimé. S'il a régulièrement connu les honneurs d'une traduction, il reste pour beaucoup un auteur, sinon mineur, du moins secondaire. Peut-être paye-t-il comptant son éclectisme ? Cyberpunk du premier cercle, l'homme n'est pas du genre à se laisser enfermer dans un genre. Il touche à tout et généralement avec talent. L'aventure marine, la fantasy ou le thriller fantastique, il est un conteur talentueux et surtout un portraitiste brillant.
Il se pourrait bien, toutefois, qu'avec Avaleur de mondes, Walter Jon Williams se fasse, hélas, rattraper par sa réputation.
L'humanité du XXXVe siècle a trouvé dans la création d'univers de poche un remède à sa propension à la destruction. Dans cette société ultra assistée par une constellation d'intelligences artificielles, Aristide trompe l'ennui en arpentant les mondes à la recherche d'espaces implicites. Il s'agit de lieux contingents, créés par accident, comme les landes désolées qui résultent nécessairement de la création d'une côte escarpées, par exemple. Lors d'une de ces expéditions, il tombe par hasard sur les prêtres d'un culte étrange, qui ont le pouvoir d'envoyer leurs victimes dans un autre univers. C'est assez inquiétant pour qu'il se décide à rejoindre Topaze, un continuum de régulation à haute technologie, afin de donner l'alerte.
En dépit d'un millénaire et demi de paix et d'hédonisme, il n'a guère de mal à convaincre quelques personnes qu'un conflit majeur se dessine à l'horizon. Il est vrai que dans une autre vie, Aristide s'appelait Pablo Monagas Perez, et qu'il faisait partie du triumvirat de programmeurs de haut vol ayant conçu les onze intelligences artificielles dont dépend entièrement l'Humanité. Ce sont elles qui créent et maintiennent ces univers de poche, des singularités quantiques hébergeant des sphères de Dyson où tout un chacun peut vivre à sa guise.
Très vite, une seule conclusion s'impose : l'une des onze IA a bypassé les protocoles qui l'asservissent aux hommes et s'est retournée contre eux.
On l'a dit, Walter Jon Williams est un touche-à-tout. Il l'illustre avec un peu trop d'ostentation avec cet Implied Spaces — sottement rebaptisé Avaleur de mondes pour le public français. La topographie artificielle de cet univers lui offre un terrain de jeu dont il abuse avec une jubilation évidente. Ainsi, les premières pages nous plongent dans une fantasy médiévale volontairement poussive, et après un intermède AM/FM (actual machines/fucking magic), il nous expédie sur une planète aquatique dénuée d'originalité mais qu'il exploite en s'amusant comme un petit fou, quelque part entre Docteur No et La Croisière s'amuse. Ce n'est guère que le début du périple que Williams nous propose dans cette espèce de catalogue des thématiques du genre, qu'il met au service d'une intrigue qui se veut une mise en abyme du complexe de dieu animant tout créateur. Son protagoniste, Aristide, est une transposition pataude de l'auteur et sa fonction créatrice tient lieu de caractérisation. Dommage, de la part d'un écrivain qui brille habituellement par la peinture de ses personnages.
Sans doute est-ce parce que, incidemment ou à dessein, Avaleur de mondes vient se ranger dans cette catégorie lâche et casse-gueule des méta-romans. Ces romans sur les romans. Presque un sous-genre en soi, où voisinent pourtant des œuvres aussi différentes que Breakfast du champion de Vonnegut ou Hypérion, pour ne citer que ceux-là. Hélas, et loin s'en faut, Avaleur de mondes ne revêt pas le caractère définitif de l'un ou de l'autre. Lorsque ceux-ci touchent au séminal, Williams se cantonne à l'aimablement anecdotique. Essentiellement du fait de l'inconsistance de son personnage principal, qui survole en touriste une intrigue longeant en permanence le gouffre de la toute-puissance. Une impasse dramaturgique qu'ont empruntée nombre d'auteurs — de Heinlein à Lehman, pour les plus talentueux, mais passant aussi par une flopée de tâcherons. Impasse, car l'omnipotence — tout comme le bonheur — est anti-dramatique au possible.
Williams a certes assez de métier pour juguler cette réaction en chaîne qui ne se résout ordinairement que dans une apocalypse d'ennui, mais c'est au prix d'autoréférences lassantes et d'une dérision dilettante.
Alors, à notre tour, comme Aristide, nous hésitons entre une lecture distanciée des péripéties qui l'assaillent et une manière gentiment divertissante d'occuper quelques heures.
Parce qu'il a du talent, Walter Jon Williams parvient, de justesse, à nous rattraper. Mais Avaleur de mondes n'a pas l'exubérance inventive de La Guerre du plasma, la densité écrasante de Sept jours pour expier ou le souffle épique de La Chute de l'Empire Shaa, série avortée suite à la disparition de la collection « Imagine » du regretté Jacques Chambon. Ce dernier opus a la légèreté d'un Simon R. Green ou d'un Bujold. C'est loin d'être indigent, mais de l'auteur de Câblé + on attend mieux, forcément.