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Les critiques de Bifrost

Aztechs

Aztechs

Lucius SHEPARD
J'AI LU
512pp - 8,50 €

Bifrost n° 51

Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51

Voyageur impénitent, journaliste freelance, Shepard a tiré de la matière de son existence une vision sans pitié du monde et peut être l'occasion de s'affranchir des poncifs du genre S-F. En témoigne par exemple « Le Train noir », extrait de l'anthologie Les Continents perdus (Denoël), où il dynamite le concept de la nouvelle-à-chute, véritable boulet hérité du père Fredric Brown, à ranger dans le rayon accessoire au côté des couvertures flashies.

Mais le talent d'un grand écrivain ne se mesure pas à un inventaire existentiel. Il s'apprécie à la lumière de la création d'un espace intérieur possédant ses règles propres.

C'est ainsi que l'on doit appréhender les six récits fortement différenciés d'Aztechs où, sous couvert de l'exploration des jungles humaines, émerge, ainsi que l'a remarqué Patrick Imbert à propos de la nouvelle « L'Eternité et après » (cf. critique in Bifrost 41), un univers Priestien.

Lucius Shepard émule de Christopher Priest (ou vice-versa) ? Cela peut surprendre dans ce recueil à priori très hétérogène, dans lequel deux nouvelles à coloration S-F, « Aztechs » et « Ariel », côtoient deux récits fantastiques, « La Présence » et le déjà cité « L'Eternité et après ».

« Aztechs » est un brillant exemple de post-cyberpunk dans lequel deux IA s'affrontent au bord de la frontière américano-mexicaine, alors qu' « Ariel » nous ramène dans les vieilles eaux thématiques des univers parallèles où deux sliders se poursuivent inlassablement.

En fait, ce qui unit tous ces textes c'est l'idée de la dualité.

Tout être humain, selon Shepard, est habité par un fantôme, comme par exemple dans « Le Rocher aux crocodiles » : dans un Zaïre hanté par Mobutu, des hommes se transforment en êtres reptiliens. C'est le cas aussi de « La Présence », hommage aux victimes de Ground Zero, à ce qu'elles n'ont pu accomplir ou exprimer de leur vivant, et enfin du récit « Le Dernier testament », dans lequel le héros incarné en François Villon se retrouve piégé en quelque sorte par les personnages des poèmes de l'auteur.

La référence à Priest est également décelable dans l'entremêlement des espaces intérieurs et extérieurs de « L'Eternité et après », et lors de l'affrontement final de « Aztechs ». Plus curieusement, « Ariel » et « Le Dernier testament » présentent quelques similitudes avec La Fontaine Pétrifiante. En effet, l'intrigue se déroule à la fois dans le monde réel et dans le roman des protagonistes, confondant ainsi mémoire et imagination.

On observe les mêmes choix stylistiques chez ces deux écrivains. La narration proprement dite se double d'une introspection des personnages. Voilà qui expliquerait la densité d'écriture de l'auteur américain soulignée par quelques-uns de ses lecteurs.

Pour qui aime suivre l'écrivain dans ses évocations des trous noirs de la planète et des individus qui y sont piégés, « Le Rocher aux crocodiles » et « L'Eternité et après » donneront toute satisfaction. Le premier récit se situe dans la lignée des volumes Le Chasseur de Jaguar et Zone de feu émeraude, le second évoque l'affrontement de maffieux dans une boîte de nuit de la banlieue moscovite. La narration bascule brutalement dans le fantastique lorsque le protagoniste principal se retrouve prisonnier de l'esprit de son adversaire comme dans le roman de Dick L'Œil dans le ciel.

Quant à la novella « Aztechs », qui évoque la virtuosité de Bruce Sterling et Norman Spinrad, on se réjouira de sa trouvaille centrale (une IA militaire dissidente reconvertie au business avec la pègre locale mexicaine) et de ses affrontements de mercenaires junkies (l'un d'entre eux s'appelle Dennard, mais renseignement pris, aucun rapport avec le prénommé Bob !).

Au final, on sent néanmoins que le véritable Shepard se situe davantage du côté du « Rocher aux crocodiles » ou de son dernier roman traduit, Louisiana Breakdown. Les autres nouvelles restent un ton en dessous. Qu'importe : le Ritz en moins, Lucius Shepard est l'Hemingway de notre genre littéraire préféré, la science-fiction.

Jean-Louis PEYRE

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