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Les critiques de Bifrost

Critique parue en avril 2010 dans Bifrost n° 58

Proposé chez Inculte sous une couverture typée comics avec en cadeau plusieurs photographies bidouillées par Daylon (sous forme d’un dépliant en fin de volume), le nouveau Fabrice Colin détonne dans la production francophone. Et ça tombe bien, Big Fan s’affranchit allègrement des codes pour s’orienter vers une littérature à la fois outrancière et maîtrisée. Maîtrisée car l’auteur y développe une histoire impeccable de bout en bout, aux dialogues ciselés. Outrancière car le sujet plonge au cœur même du dé-lire absolu et de la théorie du complot. Des thèmes qui raviront les fans de Colin et les autres, assoiffés de S-F ou pas.

Premier constat : Colin sait où il va. Les milliers de pages pro-duites depuis quelques années par ce graphomane professionnel finissent forcément par payer. Deuxième constat : Colin balade son lecteur avec in-telligence et une certaine forme d’humour glacé. Troisième et dernier constat : Colin signe ici un texte impressionnant, drôle et tragique, prenant et malin, avec un fond et une forme. Autant dire que la littérature en sort largement gagnante, qu’on l’estampille S-F ou qu’on se moque de l’emballage. De fait, Big Fan se présente résolument comme autre chose. Une sorte de roman post-punk qui amuse autant qu’il terrorise. Et pourtant, l’idée de base est de celles qui rebutent. Un roman sur Radiohead ? Le triste groupe anglais dépressif dont les textes indigents plombent les mélodies faciles ? Oui oui, Radiohead, ce groupe-là. Et pour ceux qui détestent — ou plus simplement — n’en ont rien à foutre, ouvrir Big Fan est une épreuve. Heureusement, Fabrice Colin se sert de Radiohead comme prétexte. Son roman raconte surtout l’histoire de William Madlock, fan obèse (et transi) de Radiohead. Ce brave type à la fois cruel et lucide mène une vie assez compliquée. Il vit chez sa mère, croise rarement un père alcoolique — et absent — possède un iguane et jette sur le monde un regard aussi précis qu’horrifié. Mais cette saine acuité (parfois hilarante, à tel point qu’on songe immédiatement à Ignatius J. Reilly) cache une démence bien plus in-quiétante, celle du fan. Du fan ultime. Du fan qui lui seul comprend les textes de Radiohead. Qui sait additionner deux et deux et qui décode chaque message secret inscrit dans les notes des chansons, destinées aux seuls initiés. Et Bill Madlock le sait : la fin du monde a déjà eu lieu. Pas grave, sa mission à lui, c’est de protéger Radiohead. Coûte que coûte. Avant que tout s’écroule.

En parallèle de cette histoire assez troublante (notamment dans la logique de l’ensemble et des mécanismes qui la sous-tendent), on suit le parcours de Radiohead-le-groupe, raconté par un tâcheron, dont la prose facile subit quelques corrections radicales. Et pour finir, une troisième voix complète l’ensemble. Celle d’un Bill Madlock plus vieux, enfermé dans un asile pour une raison qu’on découvrira à la fin. Trois voix pour un seul roman, trois voix mêlées qui racontent la même histoire, le mécanisme de la folie, la perte de la réalité, les princi-pes de l’addiction et l’horreur quotidienne que ces dysfonctionnements entraînent. Loin de tout pathos et malgré l’apparente complexité de l’intrigue, Big Fan est d’une rare limpidité. Il contient par ailleurs quelques scènes d’anthologie (sexuelles, notamment, et tristement jolies), plusieurs réflexions bien senties et quelques moments de grâce. Le tout en restant divertissant, passionnant par bien des aspects, et ce quel que soit l’intérêt que le lecteur porte à Radiohead. De ce point de vue, c’est un tour de force. D’un point de vue purement littéraire, Big Fan fonctionne. Il fonctionne tellement bien qu’on pourrait bien avoir affaire au meilleur Fabrice Colin. Autant dire qu’on en redemande et qu’on attend de pied ferme les prochains romans (d’ici quinze jours, s’il garde le rythme).

Patrick IMBERT

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