Curieux destin que celui de ce roman, publié en 1968, sous le titre original, ô combien plus savoureux, de Do Androids Dream of Electric Sheep ? (Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, titre repris par la traduction française de 1979). Écrit en 1966 (la même année qu'Ubik), alors que Dick sort difficilement d'une période creuse de plus d'un an en matière d'écriture, ce récit n'était assurément pas prédisposé à devenir un polar futuriste culte devant l'objectif de Ridley Scott. Mais revenons au roman.
En cette fin de vingtième siècle, la Terre a subi les profondes blessures d'une guerre nucléaire totale, forçant l'humanité à émigrer massivement vers les colonies du système solaire, et provoquant l'extinction quasi-définitive de nombreuses espèces animales. Malgré une propagande massive en faveur de l'émigration, une poignée d'humains est restée sur Terre et occupe les grands ensembles dépeuplés. Pour tenir le coup, ils disposent des boîtes à empathie qui leur permettent de fusionner spirituellement et presque charnellement avec Wilbur Mercer, un curieux prophète qui semble charrier toute la misère du monde sur ses frêles épaules. Ils disposent aussi de « l'orgue d'humeur » grâce auquel ils peuvent déterminer artificiellement la tournure que prendra leur état d'esprit. Cette société disloquée reconnaît au moins un signe fort d'identification sociale : la possession d'un authentique animal vivant, dont la valeur, selon l'espèce, est soumise aux lois du marché.
Rick Deckard est un blade runner, un chasseur de primes officiel dont la besogne exclusive est de « réformer » les androïdes — qui servent en temps normal de main d'œuvre aux émigrants — lorsqu'ils réussissent à s'introduire frauduleusement sur Terre. Mais les androïdes, à l'instar du dernier modèle Nexus-6 fabriqué par la firme d'Eldon Rosen, se confondent de plus en plus avec les humains, dont ils ne diffèrent presque plus que par leur singulier manque d'empathie. Un vice qui les rapproche des « spéciaux », ces humains rendus simples d'esprit par les retombées, et mis au ban de la société. Six androïdes sont dans la nature, et Deckard compte bien rafler la prime pour remplacer son mouton électrique par tout autre gros animal, pour peu qu'il soit, cette fois-ci, bien vivant.
Définir l'humain, c'est une fois encore le pari que relève Dick avec virtuosité dans son récit. Pari qui télescope ici son autre thématique de prédilection, la réalité truquée, avec toutefois une variante notable : ce n'est pas une réalité artificielle qui se substitue — ou se superpose — à la nôtre, mais notre propre réalité qui se détériore, envahie d'une part par la « bistouille » (principe entropique défini par le « spécial » John Isidore, engendré par la prolifération d'objets et de déchets inutiles), et d'autre part en voyant ses éléments vivants remplacés par autant de simulacres, parmi lesquels les androïdes, qui n'ont d'ailleurs pas forcément conscience de leur non-humanité lorsque des souvenirs factices leur tiennent lieu de mémoire. Deckard est en proie aux mêmes incertitudes qu'éprouverait tout autre personnage dickien dans une réalité divergente : l'homme auquel je suis confronté est-il réel ? le suis-je moi-même ? puis-je éprouver de l'empathie, voire des sentiments, envers une androïde ? Le mercerisme, qui fait office d'ultime béquille à une empathie humaine chancelante, pourrait-il n'être qu'une imposture de plus ?
Blade Runner est un roman remarquable qui ne doit pas être éclipsé par le succès de son adaptation à l'écran. On le rapprochera de préférence de la période martienne de l'auteur (à l'inverse du Dieu venu du Centaure, ce sont ici les terriens qui ont besoin de dérivatifs pour ne pas sombrer dans la schizophrénie).
Dick aurait pu être le fossoyeur de son propre roman en acceptant l'offre juteuse qui lui était faite d'écrire la novélisation du film de Ridley Scott. Remercions son orgueil d'écrivain de l'en avoir dissuadé.