Tout d’abord, notons que les éditions Eclipse nous offrent ici un bel objet-livre — couverture à rabats intérieurs avec marque-page prédécoupé, typographie et iconographie adaptées à l’esprit steampunk, sans oublier la superbe illustration de Jon Foster (en fait, la reprise de l’illustration VO). Sur la forme, le rapport qualité-prix est plutôt exceptionnel. Seul bémol : les deux pages (!) intitulées « Concert de louanges pour Boneshaker » recensant des critiques élogieuses de personnalités (?) pour beaucoup méconnues par chez nous. Cette partie totalement dispensable et racoleuse n’apporte rien et pollue une lecture objective du texte. Que l’on fasse du marketing en quatrième de couverture, pourquoi pas, mais la limite est ici pour le moins dépassée… Bref.
Premier roman de l’américaine Cherie Priest traduit en français, Boneshaker est le volet initial de la trilogie Le Siècle mécanique, un livre non seulement finaliste des prix Hugo et Nebula 2010, mais qui plus est lauréat du prix Locus — tout de même !
1880 : l’Amérique est en pleine guerre de Sécession et la fièvre de l’or ouvre la voie à une course technologique effrénée. Le savant fou Leviticus Blue invente une machine extraordinaire capable d’extraire le précieux métal enfoui sous les glaces d’Alaska, le Boneshaker. Lors de son premier essai, la machine détruit une partie de Seattle et libère accidentellement un gaz (le fléau) qui transforme les habitants en « pourris ». Afin de maitriser la horde de zombies ainsi créée et canaliser cette horreur, un mur est construit autour de la zone dévastée. Seize ans plus tard, Briar Wilkes, la veuve du Dr Blue disparu dans la catastrophe, et son fils Zeke tentent de survivre dans les faubourgs de la zone confinée. L’adolescent, en quête de réponses quant à son passé familial, fugue et s’infiltre dans la zone sinistrée. Sa mère part à sa recherche…
Rien à dire, les canons du genre sont respectés, les personnages plutôt attachants, et l’intrigue, eh bien… disons qu’elle en vaut bien une autre. Seulement voilà, le texte souffre, et il souffre beaucoup.
D’abord, les dialogues. Priest (ou en tous cas son traducteur) use et abuse des verbes déclaratifs — et allons-y pour les : « tint-il à clarifier », « grommela-t-il », « murmura violemment » (?!), « asséna-t-elle », « pleurnicha-t-il » et autres « rétorqua-t-il ». Comment vous dire… C’est un peu comme les tics de langage : à la fin, on ne suit plus la conversation, on les compte. Eh bien voyez-vous, là c’est pareil. Comme l’affirmait Stephen King dans Ecriture, mémoires d’un métier à propos des verbes déclaratifs : « N’écrivez pas comme ça… S’il vous plait ! »
Ensuite, le développement du texte. Je reprends mon petit Stephen King illustré au chapitre « Enlevez tout mot inutile » et je vous laisse jouer en famille avec ces quelques exemples :
« Le passage suivait une pente ascendante et Zeke montait donc, très légèrement » ; « D’un rapide coup d’œil, il compta une dizaine de semelles différentes (…) Or, les empreintes… eh bien… Elles impliquaient qu’il pouvait rencontrer des gens à tout moment » ; « Je me souviens, acquiesça-t-il avec un signe de tête, même si Rudy lui tournait le dos et ne pouvait donc pas le voir » ; « Je vois, dit-elle, car l’explication lui parut en effet limpide. » Aussi improbable que cela puisse paraître, je n’ai rien inventé…
Heureusement, Boneshaker regorge de suspense. En voici un bon exemple, développé sur trois pages : « Et là, quelque chose de froid et de dur vint se poser contre sa nuque (…) il était seul, à l’exception de la personne qui se tenait derrière lui et le menaçait avec un pistolet au canon glacé (…) le contact glacial de quelque chose de circulaire, dur et dangereux n’avait pas quitté la parcelle de peau exposée à la base de son crâne (…) Zeke sentit le cercle froid contre son cou qui s’éloignait (…) l’arme était en fait une bouteille en verre. » Sans déc’ !?
A ce stade, on en vient à se demander si Cherie Priest n’aurait pas trouvé son prix Locus dans une pochette surprise. Mais on s’accroche, plus que 250 pages ! Et c’est alors qu’on tombe sur le magnifique, l’exceptionnel « couina-t-il ». Eh bien, vous me croirez si vous voulez, mais depuis c’est précisément ici que se trouve mon joli marque-page offert par Eclipse, et ce afin que, tous les soirs, avant de m’endormir en priant Saint Jack D., je puisse relire avec émotion ce bijou de précision, de justesse, de finesse et finalement, oui, de simplicité, qu’est le fameux « couina-t-il ».
Enfin passera-t-on sur l’intrigue parsemée d’invraisemblances qui resteront sans réponse : d’où vient ce gaz mystérieux ? Pourquoi les pourris restent-ils dans la zone contaminée ? Comment fait-on pour canaliser un gaz avec des murs à ciel ouvert…?
Boneshaker disposait des ingrédients pour faire, sinon un bon steampunk, en tout cas un steampunk honorable. L’ensemble est gâché par une écriture (une traduction ?) maladroite, lourde et trop longue, beaucoup trop longue. Dommage ! Passez votre chemin et courrez relire Jeter et Powers.