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Les critiques de Bifrost

Critique parue en juin 2001 dans Bifrost n° 22

[Critique commune à À vos souhaitsCœur de phénix et Légende.]

Il n'aura pas fallu longtemps à Stéphane Marsan, un an environ, pour créer sa maison d'édition après son départ houleux des éditions Mnémos qu'il avait fondées et dirigées en association avec la boîte de jeux de rôles Multisim. Associé à Alain Névant, il lance Bragelonne avec trois titres sur octobre-novembre 2000 et annonce un roman d'Henri Loevenbruck et un autre de David Calvo (parus à l'heure où vous lisez ces lignes). Force est de constater que la maquette est particulièrement malheureuse, estampillée d'un logo Bragelonne apte à faire travailler les zygomatiques de n'importe quel acheteur de bouquins doté d'un minimum de matière grise. Les couvertures, à l'exception du Légende de David Gemmell, sont moches ou tristes. Pour ce qui est de la composition intérieure des livres, pas de quoi pavoiser : des titres courants trop hauts, un interlignage trop grand pour un corps de caractères trop petit sur le Colin et le Gemmell, de nombreuses fautes de typo, d'orthographe, de grammaire qui gênent la lecture (principalement sur le Gaborit).

Mais passons aux textes…

Le plus gros des ouvrages publiés, Légende, est le premier volume d'une série : « Drenaï », mais aussi le premier roman de David Gemmell (il date de 1984). On y suit le parcours de Rek le berserk et de la noble Virae sur la route qui les mènera à Dros Delnoch, une forteresse qui risque de tomber sous les coups de boutoir de l'envahisseur Nadir. Heureusement, Druss la légende, le capitaine à la hache, a pris lui aussi la route pour Dros Delnoch. Mais un vieil homme âgé de soixante ans peut-il faire pencher la balance du côté des assiégés ? Légende est un roman de big commercial fantasy, dans la plus pure tradition muscu et testostérone option poils apparents. Malgré des dialogues inutiles, des scènes confuses ou ridicules, une histoire d'amour digne d'un mauvais Harlequin rescapé d'une inondation, on s'étonne de continuer la lecture, porté par le souffle du récit. Par ailleurs, il faut aussi reconnaître que c'est abominablement mal traduit par Alain Névant, surtout le début : trop de verbes être, avoir, faire — douze « étai(en)t » rien que sur la page huit ! Des propositions qui respectent trop l'ordre des phrases anglaises, des adjectifs qu'il fallait changer de place ou supprimer, des dialogues massacrés. Dommage, car il y a un souffle épique chez Gemmell que peu d'auteurs peuvent se vanter de posséder. À noter que cet écrivain n'a décidément pas de chance de ce côté-ci de la Manche, puisque sa trilogie (en fait deux volumes coupés artificiellement en trois) du Prince de Macédoine, chez Mnémos, avait également été massacrée à la traduction par Eric Holweck. Gemmell est un auteur culte en Grande-Bretagne. En lisant Légende, on comprend pourquoi : il a tout pour séduire les rôlistes et amateurs de récits moyenâgeux sévèrement burnés. Reste à traduire son chef-d'œuvre, Knights of Dark Renown

Avec la quatrième de couverture de Cœur de Phénix, on apprend que « Mathieu Gaborit s'est imposé d'emblée comme le chef de file des écrivains de fantasy française avec le succès des Chroniques des crépusculaires ». Ce même quatrième de couverture oublie de préciser que l'œuvre la plus impressionnante de Gaborit reste son cycle Bohème (deux volumes chez Mnémos) qui avait manqué son public malgré une réception critique élogieuse. Quant aux fameuses Chroniques des crépusculaires, ampoulées et adolescentes en diable, elles n'ont guère d'intérêt ; à dire vrai, c'est même franchement mauvais. Ceci dit, il semble bien que l'auteur s'en soit finalement rendu compte puisqu'il nous livre ici son propre remake des Crépusculaires sous le titre Coeur de Phénix. Ce roman, qui débute un cycle que le style rend d'ores et déjà interminable, lance Januel, le phénicier (comprendre chevaucheur de Phénix et non phénicien avec une faute d'orthographe), sur la route de l'aventure. À 29 FF, en poche, on trouverait ce roman acceptable, pardonnant volontiers à son auteur les quelques scories, le manque de tension dramatique et une absence d'originalité troublante. Seulement, à 110 FF, le rapport qualité-prix est déplorable. Gaborit a déjà prouvé qu'il pouvait faire mieux. Il serait temps que ce jeune auteur talentueux se remette en question, qu'il apprenne à gérer les points de vue, à supprimer les scènes d'exposition trop longues, à maîtriser le dialogue actif et, surtout, à épurer son écriture. Car, chez Gaborit, tout passe par la surenchère, l'hyperbole romantique à deux balles, et ce au mépris de la logique la plus élémentaire — telles les épées d'onyx de Cœur de Phénix : des armes faites d'une pierre semi-précieuse fragile, voilà qui doit faire rigoler Gemmell… Mais, à dire vrai, ce que je reprocherai surtout à Gaborit, c'est de livrer une énième incarnation du « héros au mille visages » sans substance, inintéressante. Januel n'a pas la carrure d'un Hawkmoon, d'un Elric, du Simon de Tad Williams (L'Arcane des épées), pas même celle de Druss, le capitaine à la hache. La fantasy héroïque commence à avoir une véritable histoire et celle-ci ne peut que peser sur les auteurs. C'est dans l'originalité que Gaborit explosera (sur le plan littéraire) et certainement pas dans la répétition de schémas éculés, surtout ceux qu'il a déjà utilisés.

Avec À vos souhaits, Fabrice Colin livre un roman humoristique des plus honnêtes qui mélange allègrement le steampunk et la fantasy. Le Diable est en virée ! Youpi, sauf qu'il est parti de chez lui en laissant les clés à l'intérieur. L'action se situe à Newdon (sorte de Londres halluciné) et nous est contée par un calamiteux entraîneur sportif : John Moon. On s'amuse, on s'ennuie, ça tombe parfois à plat, on est souvent époustouflé par la facilité de l'auteur… Et au final À vos souhaits s'impose comme la copie fainéante d'un élève surdoué, lorgnant un peu trop du côté du duo Pratchett/Gaiman de De Bons présages (J'ai Lu). Fabrice Colin ne livre pas encore son grand livre, mais remplit mieux son contrat qu'Alain Névant (le traducteur de Légende) et Mathieu Gaborit, l'autoplagiaire-peut-mieux-faire.

Reste que Bragelonne est une maison d'éditions toute jeune qui se lance dans de la traduction dès le départ, chose ardue s'il en est. Voilà, bien sûr, une entreprise à soutenir. En achetant par exemple le livre de Fabrice Colin qui, même s'il n'est pas exempt de défauts, reste le plus plaisant, le mieux écrit de cette première livraison de trois titres. La parution de Coeur de Phénix est aussi l'occasion de lire Bohème, beau diptyque passé inaperçu qui prouve que Mathieu Gaborit mérite le public qu'il a su gagner.

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