Ainsi donc, la collection « Millénaires » jette ses derniers feux avec la publication de ce nouveau Clive Barker, auteur majeur, créateur puissant et au talent empruntant les média les plus divers (écriture bien sûr, mais aussi peinture et cinéma, sans oublier, parmi les nombreuses cordes tendues sur l'arc de sa muse, l'élaboration d'attractions foraines !).
Clive Barker écrivain, ce sont entre autres les six recueils des « Livres de sang », Imajica, le formidable Galilée et surtout, surtout, un roman extraordinaire, sorte de livre monstre : Sacrements. Bref, un parcours littéraire certes non exempt de déceptions (on se souvient notamment de Cabale), mais d'un niveau global exceptionnel…
Un nouveau roman de Clive Barker, donc. À 36 euros. Un prix qui a de quoi calmer les curieux, et qui nous laisse espérer pour le moins un chef-d'œuvre. Voyons…
Résumer de manière probante un bouquin aussi vaste relève de la gageure. On se contentera de dire qu'ici, Clive Barker se livre à la mise en pièce morale, cynique mais sans aucune complaisance, d'un microcosme très particulier, à la fois ouvert sur le monde à travers le prisme de la médiatisation et extrêmement clos : celui du cinéma hollywoodien — que l'auteur connaît bien puisqu'il y évolue lui-même. Pour ce faire, Barker nous immerge dans la vie de Todd Pickett, manière de Tom Cruise, star à la notoriété planétaire mais en perte de vitesse. Ainsi, après une opération esthétique plus ou moins ratée, il part se reposer, se terrer plutôt, quelques mois dans une retraite grandiose dénichée par son agent, Coldheart Canyon, propriété gigantesque et décrépite, d'une démesure baroque, perdue dans un coin reculé d'Hollywood. Sauf qu'il s'y passe de bien étranges choses, dans cette propriété, et qu'elle n'est pas à proprement parler inoccupée… Ainsi Pickett va-t-il rencontrer la véritable propriétaire des lieux, une jeune femme se présentant comme Katya Lupi, star oubliée du cinéma muet vivant en recluse dans son repaire, un lieu où, dans les années 20, elle ne cessa d'orchestrer des orgies cruelles et immorales auxquelles le tout Hollywood participait. Une jeune femme, donc, d'une mortelle beauté… et âgée d'environ cent ans ! Quel est le secret de la magnétique Katya ? Qui provoque les bruits étranges dans les jungles environnant la villa ? Et ces créatures qui semblent y errer ? Quel est l'abominable secret enfoui dans le cœur glacé de Coldheart Canyon ?
Long. Souvent brillant, certes, mais long. Ainsi pourrait-on résumer l'impression qui demeure après lecture de ce nouveau Barker. On y retrouve l'essence du talent de l'auteur : sa capacité à nous faire basculer en deux phrases dans un univers décalé et inquiétant, la richesse et l'épaisseur des personnages, toujours très loin de la caricature… Son talent et, bien sûr, sa matière et ses fascinations : pour la chair, contrefaite ou béatifiée, le sexe (dans la même ambivalence), l'attrait pour le monstrueux et le difforme, les personnages et thématiques bibliques, les lieux creusés et syncrétiques (Coldheart Canyon fait bien sûr penser à la figure centrale de la demeure dans Galilée) qui sont souvent les véritables personnages de Barker, le vieillissement et la putrescence… Ici, Barker se livre enfin à un laminage en règle d'Hollywood et ses pratiques, sa vanité et sa vacuité, sa fascination pour l'apparence et le paraître (par définition voués à l'impermanence), fascination qui, finalement, est la véritable genèse de la monstruosité mise en scène dans le roman. Un constat sans appel, impitoyable.
On l'a dit, Coldheart Canyon aurait probablement gagné en force et impact dans un dégraissage. Mais le talent de Barker est tel que dans ces longueurs mêmes on ne s'ennuie pas, du moins pas vraiment, et force est de constater que même si certains passages sont décidemment interminables, ces longueurs, pour agaçantes qu'elles soient, ne sont pas totalement inutiles à l'échafaudage global du livre. Et de conclure en réalisant que si Coldheart Canyon n'est certes pas le meilleur roman de Barker, qu'il est loin de la puissance visionnaire de Sacrements ou même des saveurs moites et empoisonnées de Galilée, on tient néanmoins là un véritable Barker, et c'est déjà beaucoup…