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Les critiques de Bifrost

[Critique commune à Un monde magique, Cugel l'astucieux, Cugel saga et Rhialto le Merveilleux.]

La Terre se meurt. Chaque matin, le soleil rouge peine à se lever sur un paysage érodé, sur des villes antiques, sur des peuples las. La technologie a disparu, sauf des chroniques, à moins que la magie ne constitue son ultime avatar.

Paru fin 1950 aux USA, Un Monde magique a tout de suite acquis un statut mythique. Damon Knight en avait publié un texte dans sa revue Worlds Beyond, où figurait une publicité pour le recueil, qui inaugurait une nouvelle collection. « « En vente dans votre kiosque », clamait la publicité en quatrième de couverture de Worlds Beyond, raconte Robert Silverberg, mais où était le livre ? […] Enfin, la dernière semaine de décembre ou juste après le Nouvel An, un ami m'en a donné un exemplaire acheté quelque part. On était au début de la guerre de Corée, en un hiver troublé où le papier manquait et les réseaux de distribution hoquetaient. […] Ce livret sur mauvais papier et sous une vilaine couverture est devenu dès lors une des raretés de la S.-F. américaine. Je l'ai couvé comme la prunelle de mes yeux ; je le couve encore. »1

On peut entamer une carrière livresque sous de meilleurs auspices. Mais Un Monde magique fera date. Ce portrait au fusain d'une planète à l'agonie, où des individus blasés font montre d'un cynisme de vieillard, échangent des propos aussi surannés que leur cadre de vie et vivent des aventures aux enjeux incertains, tranchait sur la production de l'époque. Celle-ci n'était pas forcément plus optimiste, l'horreur nazie, puis celle d'Hiroshima étant passées par là, mais elle était moins languide. En cinq nouvelles, Jack Vance entrouvrait la porte qui, quinze ans plus tard, à la parution américaine du Seigneur des anneaux, livrerait pleinement passage à la fantasy moderne. Quinze ans, c'est aussi le temps qu'allait attendre l'auteur pour renouer avec sa Terre mourante.

Après la tapisserie (effrangée ici et là) de ce premier livre, dont les personnages se croisent et se perdent, s'allient et s'affrontent au gré des nouvelles, c'est à une structure plus simple, héritée du roman picaresque, que Vance recourt pour Cugel l'astucieux. Parce que le sorcier Iucounu l'a surpris chez lui, il envoie son voleur, Cugel récupérer un objet magique, le second œil d'une paire qui permet de contempler le Monde supérieur. Pour s'assurer de sa collaboration, il lui implante une créature extraterrestre chargée de le maintenir dans le droit chemin. Transporté au loin, Cugel devra rentrer par ses propres moyens sa mission accomplie. Les circonstances feront qu'à la fin de son périple, il se retrouvera libre, mais dupé, et forcé d'accomplir le même trajet pour se venger…

Une fois encore, Vance va délaisser sa série durant quinze ans ou presque (trois textes sortent au cours des années 70).

Cugel saga reprend là où Cugel l'astucieux s'achevait, sur une plage déserte à l'autre bout du monde. Peu soucieux d'affronter les mêmes périls, notre antihéros choisit une autre route, mais vit plus de péripéties encore. Vance s'en donne à cœur joie dans un de ses meilleurs livres, parodiant plusieurs genres littéraires, en une suite de tableaux époustouflants de cultures iconoclastes. « Les colonnes » présente ainsi une métaphore assez critique de la course à la réussite sociale, tandis qu'« À bord de la Galante » bénéficie de l'expérience de l'auteur en mer, quoiqu'il paraisse douteux que Vance ait exercé l'activité prêtée à Cugel. Au terme de ses aventures, souvent tragiques en dépit du ton léger de l'ouvrage, notre voleur aura acquis quelque sagesse et même trahi quelques sentiments désintéressés (qu'il se reproche, bien sûr).

Après cette éclatante réussite, Rhialto le merveilleux pâlit quelque peu. Recueil de trois textes, dont « Fanhure », un pur régal, mêle enquête policière et voyages dans le temps autour de la disparition d'une charte (un thème repris dans Bonne vieille Terre), et dont « Morreion » nous emmène au bout de l'espace pour remettre en cause tout ce qu'on croyait savoir des protagonistes, le livre souffre de sa conception éclatée et laisse quelques personnages en plan. Plus coda qu'apogée, il conclut pourtant d'élégante manière cette série originale.

Notes :

1. « Jack Vance : The Eyes of the Otherworld and The Dying Earth », in Reflections & Refractions, Underwood Books, 1997.

Pierre-Paul DURASTANTI

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