Robert A. HEINLEIN, Julie PUJOS
FOLIO
304pp - 9,40 €
Critique parue en janvier 2010 dans Bifrost n° 57
Lawrence Smith, alias le grand Lorenzo Smythe, est un comédien sans boulot à la recherche d’un grand rôle, évidemment… tout en étant prêt à accepter un gagne-pain occasionnel (normal : il est plus raide que la justice). Une rencontre ne devant rien au hasard va le conduire à accepter de remplacer John Joseph Bonforte, chef de la Coalition Expansionniste et homme (politique) le plus aimé et le plus haï du Système solaire. Croyant au début que l’on veut l’utiliser comme doublure destinée à jouer les pigeons d’argile dans un éventuel attentat, Lorenzo apprend finalement que Bon-forte a été enlevé dans le but de faire capoter une rencontre diplomatique décisive. Au comédien de prendre sa place et de s’assurer que son audience n’y voit que du feu.
A l’apprentissage du rôle va succéder la série de premières embûches qui vont mettre à l’épreuve les capacités d’acteur de Lorenzo. A commencer par un entretien avec des Martiens que Lorenzo ne peut physiquement pas supporter. Malheureusement, le sauvetage de Bonforte ne va pas s’opérer aussi bien que prévu, forçant Lorenzo à poursuivre sa prestation et continuer à faire face à des situations embarrassantes, dans l’attente que l’original soit de nouveau en état d’opérer. Le destin tragique de Bonforte finira par obliger le comédien à assumer de manière définitive son rôle…
Premier des romans de Heinlein a être récompensé par le prix Hugo, Double étoile est un récit à la première personne dans lequel l’auteur s’intéresse principalement au monde de la politique tout en traçant un parallèle avec celui du théâtre et de la comédie au sens large.
Comme toujours Robert Heinlein ne se contente pas de survoler les thèmes abordés mais les creuse méticuleusement. Ainsi les arcanes de la politique sont explorés largement, l’accent est notamment porté sur l’importance des conseillers sans lesquels l’homme politique serait vite dépassé par les évènements. On sent aussi un certain plaisir à pratiquer l’art de noyer le poisson face aux journalistes.
Du côté de la description de Mars c’est un peu moins heureux, du moins vu par un lecteur du XXIe siècle, car cet aspect du texte sent forcément la prophétie ratée. De ce point de vue, Heinlein reste dans la moyenne de son époque, où la science-fiction voyait des mondes habités plein le Système solaire. Par contre, il reste tout à fait pertinent dans son approche des voyages interplanétaires, notamment dans le cas des trajets sous forte accélération, seul moyen réaliste à moyen terme de se déplacer dans le Système solaire en des temps raisonnables.
On retrouve quelque traces de Double étoile dans le superbe Système Valentine de John Varley (qui ne se cache pas de s’être un tantinet inspiré de son auguste prédécesseur), notamment le thème de l’acteur qui se fait vampiriser par son rôle. Ainsi Lorenzo, menteur professionnel et artiste de l’illusion, se retrouve à devoir incarner un homme politique réputé pour son honnêteté. Tantôt ballotté par les évènements, tantôt occupé à essayer de prendre en main sa destinée, le comédien tente de coller le plus possible au personnage de Bonforte en espérant de toute son âme éviter la gaffe qui signifierait la fin de la représentation, et probablement son trépas par la même occasion. Dans sa conclusion, Lorenzo avoue qu’après vingt-cinq années à assumer le rôle, il n’est plus certain de savoir qui il est réellement, ayant des souvenirs plus nets sur la vie antérieure de Bonforte que sur la sienne. A trop mentir, à tous et à soi-même en particulier, il s’est imposé une nouvelle vérité.
Pour le lecteur d’aujourd’hui, Double étoile semblera forcément un peu daté sur certains points mais le fond reste intéressant, et en à peine trois cents pages le roman présente une alternative fort séduisante à nombre de pavés bien plus récents.