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Les critiques de Bifrost

Drood

Dan SIMMONS
ROBERT LAFFONT
880pp - 23,50 €

Critique parue en octobre 2011 dans Bifrost n° 64

Il existe à travers la littérature des énigmes qui suscitent passions et controverses : Corneille a-t-il écrit les meilleures pièces de Molière et Shakespeare les siennes, tous les apocryphes de la Bible le sont-ils vraiment, quel sens Poe voulait-il donner à la fin frustrante des Aventures d’Arthur Gordon Pym… Avec Drood, Dan Simmons s’attaque à l’une des plus célèbres de ces énigmes, à savoir la suite à donner au roman inachevé de Charles Dickens, Le Mystère d’Edwin Drood, arrêté exactement à sa moitié quand l’auteur décède en juin 1870. Simmons s’attaque à l’énigme sans cependant écrire la fin dudit roman, ce qui tient de la gageure.

C’est d’autant plus astucieux qu’une suite fut écrite dès 1871, et une autre, en 1873, rédigée par un médium sous la prétendue dictée de Dickens… Le roman inachevé est une sorte de roman policier (on disait à sensation), à l’imitation de ceux de Wilkie Collins, l’ami avec qui Dickens signa plusieurs livres et dont le frère épousa la fille. Le jeune orphelin Edwin Drood, protégé de son oncle John Jasper et fiancé à l’orpheline Rosa, disparait. Jasper enquête, portant ses soupçons sur un curieux personnage, sauf que Jasper, un opiomane, est aussi amoureux de Rosa et profite de ce que la place soit libre pour faire sa cour ; c’est alors qu’apparaît un détective dont l’abondante chevelure blanche pourrait bien être une perruque… On comprend que le lecteur tienne à connaître la fin. Bref, il existe à ce livre avorté des suites et des spéculations en nombre, signées Jean Ray ou Chesterton, basées sur les notes de l’auteur, voire les couvertures des livraisons en magazine (où le livre tronqué fut prépublié), en effet, certaines illustrations exécutées par le beau-fils de Dickens, Charles Collins, en disaient plus que le contenu de l’épisode. Pas moins de quatre films ont été tournés et des pièces de théâtre montées. Alors, quel intérêt de revenir sur l’affaire Drood ? N’y a-t-il pas mieux à écrire ?

C’est compter sans le fait que 2012 sera le bicentenaire de la naissance de Charles Dickens, événement suffisamment considérable pour être célébré, même en France (dans le Pas-de-Calais, notamment, où séjourna Dickens avec sa maîtresse). Aussi, c’est à une biographie magistrale que s’attaque l’auteur d’Hypérion, romancée au point d’être totalement fantasmée, mais se montrant cependant plus réaliste que tout ce que vous pourrez lire sur Dickens, tant les détails y sont soignés. Comment ?

L’histoire raconte les dernières années de la vie de Dickens tout en se ménageant maintes occasions de revenir sur ses débuts. Elle commence lors de l’accident de train, suite à l’effondrement d’un pont, qui épargna miraculeusement Dickens, son wagon étant le seul à être resté sur la voie. Traumatisé, il cherchera au possible à éviter les trains le reste de sa vie durant. La catastrophe reviendra souvent dans son œuvre. Il se trouvait dans le wagon avec sa maîtresse, Ellen Ternan, accompagnée de sa mère, détail qui restera soigneusement caché. Dickens réconforta les blessés et accompagna les mourants jusqu’à l’arrivée des secours, en même temps qu’un curieux personnage, imaginaire, celui-ci, à la prononciation sifflante, au chapeau haut-de-forme démodé, nommé Drood. Lequel, semble-t-il, n’a laissé aucun vivant derrière lui et s’éclipse silencieusement avant qu’on puisse lui parler : une figure de la Mort ? Que se passe-t-il à chaque date anniversaire pour que Dickens s’absente ? Il se pourrait qu’une relation se soit nouée entre lui et Drood, dont on apprend par un détective, ancien inspecteur lancé à ses trousses, qu’il est le pire criminel ayant jamais existé, doté de pouvoirs occultes, et qu’il vit sous Londres, là où rôdent les miséreux et les orphelins, dans les catacombes où se rendent les opiomanes en quête de fumeries clandestines.

Par ailleurs, Dickens a sauvé du déraillement un jeune homme, Dickenson, qu’il prendra sous son aile, lequel, plus tard, disparaîtra mystérieusement de la circulation après obtention d’un héritage, sans que Dickens cherche à le revoir, supposant qu’il a profité de cet argent pour aller aux Indes. Dickens, qu’on sait âpre au gain depuis que son père a été emprisonné pour dette quand il avait douze ans…

L’histoire est contée par Wilkie Collins, père du roman policier anglais, successeur direct de Poe, avec notamment La Pierre de lune (vol d’un joyau, presque tous les protagonistes soupçonnés, apparition d’un fameux détective, ça ne vous rappelle rien ?) et La Dame en blanc (plusieurs adaptations filmées et télévisées). Collins souffrant de la goutte se soignait au laudanum et finit opiomane (il inspirera Conan Doyle pour le personnage de Sherlock Holmes). Ses relations avec Dickens, qui, lui, souffrait de trouble bipolaires, sont une amitié teintée de jalousie pour l’auteur de David Copperfield, plus adulé du public alors que lui-même vendait davantage de livres. C’est aussi sa vie qui est contée à travers cette confession à la première personne, à l’adresse d’un lecteur du futur. L’enquête, parsemée d’embûches et de contretemps, est respectueuse des dates et événements. Dans une biographie classique, on trouve les grandes lignes, annexées de commentaires et d’analyses de l’œuvre, pas le détail des missives, le menu du repas de Noël ou la liste des dépenses d’un voyage et des moyens de locomotion choisis ; pour mieux exploiter les failles de l’Histoire, Dan Simmons relate ces évènements afin d’y glisser son intrigue, c’est ce qui fait sa texture, lui donne l’épaisseur fantastique d’un brouillard londonien où le réel déformé devient plus vrai qu’en pleine lumière.

Celle-ci repose sur les romans des deux écrivains : s’y entremêlent les personnages romanesques issus du Mystère d’Edwin Drood, mais aussi de La Maison d’Âpre-Vent pour le personnage de l’enquêteur ou de L’Ami commun, dernier roman terminé de Dickens, etc., et encore des romans de Collins. Drood lui-même semble issu du « Signaleur », une nouvelle de Dickens au sujet d’un déraillement prédit par un spectre. A l’image des romans victoriens, l’intrigue est traversée de récits parallèles qui exacerbent le suspense et participent à créer une ambiance, de sorte qu’on est littéralement envoûté par ce roman où le mystère ne cesse de prendre des formes différentes, évanescentes tels les rêves d’un opiomane.

Il a fallu, la liste des principales sources en témoigne, une documentation monumentale pour parvenir à ce degré de précision, osons le mot : de perfection, sans jamais se perdre dans le dédale de deux biographies croisées avec des situations et des personnages romanesques, sans jamais les confondre. Mais Simmons avait déjà approché les deux auteurs avec son précédent roman, Terreur, récit de la désastreuse expédition Franklin en Arctique, autour de laquelle Dickens et Collins écrivirent une pièce, Profondeurs glacées. Dan Simmons ne se prive pas non plus d’inclure une pertinente critique littéraire des deux œuvres, ni des témoignages des contemporains, profitant d’échanges d’auteurs sur les qualités ou les défauts des œuvres, pour évoquer les manies d’écriture et les règles de construction romanesque : ainsi, quand Collins se moque dans un premier temps, devant la phrase « des flaques d’argent sur la mer sombre », il reconnaît l’instant suivant le génie de cette image audacieuse.

La lecture du roman inachevé de Dickens et de quelques autres ici cités (gratuitement disponibles sur le Net) n’est pas inutile pour apprécier, savourer pleinement ces presque 900 pages qui se lisent à une vitesse surprenante. Cette connaissance préalable de l’œuvre garantit quelques moments saisissants, les ombres et les reflets des fictions créant des vertiges dignes de ces fantasmagories victoriennes, et permet de mieux juger de la maestria de Simmons dans cet exercice.

Au final, qui est Drood, dont la silhouette inquiétante ne cesse de se dérober ? Peut-être l’imagination enfiévrée des écrivains, celle qui permet de filtrer le prosaïque quotidien à travers un prisme autrement plus fascinant. Mais aussi les terreurs que tout un chacun peut échafauder dans le labyrinthe de son esprit, quand le réel se vrille sous l’effet de l’angoisse.

A lire de toute urgence, au moins avant la sortie du film, prévu pour l’année prochaine et réalisé par Guillermo del Toro, qui en connaît un rayon en matière de labyrinthe. Vous serez incollables sur Dickens, sur Collins, et leurs parts de ténèbres…

Claude ECKEN

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