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Les critiques de Bifrost

Earthquake Weather

Tim POWERS
ORB

Critique parue en mai 2008 dans Bifrost n° 50

[Critique commune à Poker d’âmes, Date d’expiration et Earthquake Weather.]

Apès avoir tourné autour du personnage du Roi Pêcheur (sans vraiment l’affronter) dans son roman, mineur, Les Chevaliers de la brune, Tim Powers prend enfin à bras le corps le souverain blessé dans Poker d’âmesDate d’expiration et l’inédit en français Earthquake Weather. A ce jour, ces trois livres forment son œuvre la plus ambitieuse : la Trilogie du Roi Pêcheur  comme il aime à l’appeler.

Mais qui est ce roi pêcheur ?

Bien avant que Chrétien de Troyes ne le fasse apparaître dans son roman inachevé Perceval ou le conte du graal, les ombres du Roi Pêcheur hantaient déjà les légendes celtiques : c’est Nodens, le dieu de la mort qui pêche les âmes des défunts comme s’il s’agissait de poissons ; c’est Bran le Béni qui possède un chaudron capable de faire revivre, imparfaitement, les morts ; c’est Dagda, le dieu-druide irlandais, autre détenteur de chaudron magique, stérilisé par l’arrivée du christianisme. Le roi pêcheur est aussi Melchisédech, le souverain qui anticipe le Christ dans la Bible. Roi de justice, de paix et d’abondance.

Fin XIIe, début XIIIe, chez Robert de Boron, compilateur des récits du Graal, Melchisédech est le gardien du Graal (« Celui qui appellera le vase par son saint nom sera appelé le roi-pêcheur ») ; chez Chrétien de Troyes, c’est le roi blessé, au royaume devenu stérile, qui sera guéri par le Graal que lui apporte Perceval, le bon chevalier. Dans les apports suivants à la « Matière de Bretagne », la légende évolue : le Graal est lié à Jésus ; Galaad ou Bohort remplacent parfois Perceval.

Plus proche de nous, en 1922, le prix Nobel de littérature T. S Elliot (né américain, puis devenu sujet britannique par naturalisation) s’empare de la figure royale blessée pour son plus célèbre poème, « La Terre vaine » (parfois intitulé « La Terre Gaste » - « The Waste Land » en VO) ; poème que Tim Powers cite abondamment dans Poker d’âmes. Vingt-six ans plus tard, Julien Gracq publie sa seule pièce de théâtre, dont le titre est Le Roi pêcheur (peut être le moins bon des textes de Gracq). Personnage présent dans les récits, les romans, les poèmes, depuis 900 ans, voilà un souverain à la double parenté, celtique et chrétienne, qui fut incarné au cinéma entre autres par Nigel Terry (Excalibur, 1981), Robert Redford (Le Meilleur, 1984 — la légende est transposée dans le milieu du baseball), Robin Williams (The Fisher King, 1991).

Dans Poker d’âmes, Tim Powers nous épargne le monde du baseball, pour nous plonger dans celui, à peine moins américain, des cartes (poker et tarot), des croupiers et des machines à sous. On y suit, halluciné (du moins le fus-je), le parcours de Scott Crane, le joueur de poker borgne, dont le père adoptif est un dieu des cartes et le père naturel un vrai dieu — assassin entre autres de Bugsy Siegel, le gangster fondateur du Las Vegas moderne ; personnage fascinant que ce Benjamin Siegel, incarné au cinéma entre autres par Warren Beatty, Bugsy (1991), ou Richard Grieco, Mobsters (1991, aussi).

Scott Crane a un problème : lors d’une mémorable partie de cartes sur le lac Mead, en 1969, il a échangé sans le savoir son enveloppe corporelle contre une fortune. Vingt ans plus tard, il lui faut payer sa dette, ce qu’il refuse de faire, et sauver sa sœur adoptive, Diana, ce qu’il voudrait bien faire (car il est amoureux d’elle), au risque de provoquer la mort de nombreuses personnes (le roman n’est pas avare de fusillades, morts violentes et autres courses-poursuites — certaines de ces scènes d’action sont d’ailleurs d’une maestria que n’aurait pas renié le Cormac McCarthy de Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme ou Elwood Reid).

Dans Date d’expiration, on fait la connaissance de Kootie (Koot Hoomie), un enfant de onze ans au destin hors du commun, dont le meilleur ami est le fantôme de Thomas Edison. Rendant un hommage appuyé aux deux Alice de Lewis Carroll, Powers a un talent rare pour décrire la magie de l’enfance et, au-delà, ce que peut être une enfance réellement « magique » — par ailleurs, non dans un soucis d’équilibre, mais bien pour respecter la logique de sa mythologie, il décrit aussi avec une précision effrayante les cruautés, celles de l’enfance et celle, consubstantielle, du monde surnaturel.

Enfin dans Earthquake Weather, lecture ardue s’il en est (ce qu’une traduction en français ne changerait guère, j’en ai bien peur), Kootie et ce qu’il reste de Scott Crane se rencontrent, sous l’ombre de Dionysos. Il est temps qu’un nouveau Roi Pêcheur soit « élu ». Des trois ouvrages, le dernier est le plus shakespearien, ce qui ne surprendra personne ou presque, mais aussi le plus ouvertement érotique, hanté par le personnage d’Angelica Sullivan, crédible femme fatale, c’est-à-dire « mortelle ».

Au fil des quelques 2000 (!) pages de ces trois livres, Tim Powers crée une véritable mythologie du continent nord-américain, une mythologie qui ne s’arrête pas au western, mais va bien au-delà. Les lieux (le lac Mead, le pont de Londres reconstruit pierre par pierre au Lac Havasu, l’hôtel Flamingo construit en 1946 à Las Vegas et qui donna naissance à la cité qui ne dort jamais et où tout est permis), l’Histoire (Bugsy Siegel, Thomas Edison et bien d’autres personnages historiques), les particularités géographiques (tremblements de terre, lacs artificiels, grands espaces), Tim Powers fait feu de tout bois et transforme l’Amérique du nord en continent magique (une magie des blancs, majoritairement celtique, qui étonne, tant le monde surnaturel amérindien — ou celui des Caraïbes — est absent ; mais qui ne devrait pas surprendre car la Trilogie du Roi Pêcheur est un extension contemporaine, un pseudopode jailli tout droit de la « Matière de Bretagne »).

Trilogie complexe (il n’est pas rare qu’un détail de Poker d’âmes trouve tout son sens, 1500 pages plus loin, dans Earthquake Weather), syncrétique de toute l’œuvre de Tim Powers (la mort, les dieux, les fantômes, l’alcoolisme, les bagnoles, les désirs, la magie, la religion, l’histoire secrète, les conspirations, l’amour impossible, la folie et la foi (avers et revers de la même pièce), les liens père-fils — tout y est !), la Trilogie du Roi Pêcheur est une somme littéraire qui restera, dont étrangement nul ne semble avoir mesuré l’importance à part le critique anglais John Berlyne, et qui, avec le temps, prendra sans doute tout autant de valeur que Mason & Dixon de Thomas Pynchon ou Outremonde de Don DeLillo.

On notera aussi qu’une fois de plus Powers part d’une source mythologique (ici, les origines magiques, primordiales, du Roi Pêcheur) et explique comment sur ce socle se sont posées certaines religions, dont la religion catholique — c’est-à-dire la sienne. Chez Tim Powers, la religion se nourrit du mythe, elle le vampirise, le détourne, elle ne le crée pas, elle ne le nie jamais totalement.

Voilà un monument littéraire qu’on ne « découvrira » sans doute que trop tard. Et après un tel moment de lecture on se demande comment l’auteur pourrait faire mieux (ou même aussi bien)… Les ouvrages plus récents de Tim Powers, Les Puissances de l’invisibleÀ deux pas du néant, malgré de réelles qualités, ne possèdent pas la profondeur, la complexité et la folie de cette Trilogie du Roi Pêcheur, remarquablement écrite (du moins en anglais), ce qui ne gâche rien.

Seul regret : les petites erreurs qui entachent la traduction de Poker d’âmes (néanmoins agréable à lire) et la relative médiocrité de la traduction de Date d’expiration (déjà moins agréable à lire).

Thomas DAY

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