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Les critiques de Bifrost

Ghyl Tarvoke habite avec son père à Ambroy, au pays de Fortinone, sur la planète Halma ; ils sont sculpteurs sur bois. Ambroy vit sous la férule des Seigneurs et du Service de Protection Sociale. Ses citoyens sont des bénéficiaires, à part quelques marginaux. À Ambroy, toute production en série est prohibée pour soi-disant préserver la plus haute qualité et les guildes qui gèrent cette production s'apparentent à des coopératives monopolistiques. Grâce à la Protection Sociale qui dispense ses crédits aux bénéficiaires en rétribution de leur activité, ceux-ci ne vivent pas dans la misère quoique chichement et une vie de labeur ne leur permettra pas le luxe d'un yacht spatial. Pour garantir le statu quo et l'orthodoxie, les inspecteurs de la Protection Sociale font figure de flics. Voilà pour le cadre.

La force de Vance est de n'en point trop faire. Le régime politique d'Ambroy est vu de l'intérieur, par monsieur tout le monde. Ce n'est pas une caricature. On comprend, à le voir fonctionner, que les gens le tolèrent. Entre propagande, contrôle social, corporatisme et compensations, beaucoup y trouvent leur compte. Le modèle est inspiré du soviétisme, mais non totalitaire. Il est ainsi possible d'être non-cop, c'est à dire hors système, sans être forcément hors-la-loi. Il en résulte que cette société qui a préservé la propriété privée est plus proche de l'idéal stakhanoviste que de la démotivation globale.

Ghyl Tarvoke, reprenant le nom du légendaire libérateur Emphyrio, causera la chute du système non pour son fonctionnement intrinsèque mais parce qu'il repose sur une escroquerie. Vance voulait dénoncer le système socialiste en soit, et non en brocardant ses dérives staliniennes. C'est parce qu'il est un idéaliste épris de liberté et du désir d'aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte que Ghyl Tarkove fera tomber le système en dénonçant l'arnaque sur laquelle il repose. Or, celle-ci n'a rien à voir avec le socialisme.

En fait, on a deux grilles de lecture possibles, Soit Vance, incapable de dénoncer l'idéal socialiste, recourt à un expédient pour boucler son intrigue, soit il est de mauvaise foi et justifie délibérément sa dénonciation du socialisme par des éléments qui lui sont extérieurs. La liberté n'en sort pas diminuée pour autant, au contraire : le déni de duperie lui est profitable. Il ressort du roman que le système était la dupe complice de l'escroquerie.

Le système tel que Vance l'a dépeint apparaît comme une version corporatiste de la social-démocratie et de l'état providence qui devrait la caractériser. Emphyrio date de 1969, soit bien avant la chute du mur de Berlin, et Vance ne pouvait tenir compte des évolutions que celle-ci a entraînées, en passant d'un régime où une large majorité trouvait son compte à un autre où une minorité peut s'offrir des yachts au détriment du plus grand nombre. En parfait arriviste, Ghyl Tarvoke aurait donc pu réussir dans Russie d'Eltsine…

Jusqu'à l'instant de rupture où il s'empare d'un vaisseau spatial, Tarvoke aura oscillé entre révolte et conformisme du fait de l'absence de conflit œdipien avec son père qui l'a laissé très libre durant son enfance au cours de laquelle il a acquis son goût pour la liberté.

On se souvient que Jack Vance fut des 72 auteurs à s'être prononcés en faveur de la poursuite de l'engagement américain au Viêtnam. Ce n'est pas la lecture d'Emphyrio qui démentira son statut d'auteur de droite. Cette prise de position a, en France, acquis davantage d'importance que le contenu politique des textes.

D'Etoiles, garde à vous ! (Starship Troopers) à Révolte sur la Lune en passant par le christique En terre étrangère, Heinlein est plus ambigu. Il n'y a pas de rupture entre ses trois textes ; ils ne sont pas contradictoires à condition de les placer dans la bonne perspective, une perspective libertaire qui convient également à Vance. Il faut bien sûr donner à ce terme le sens qu'il recouvre outre atlantique (libertarian) car, en France, il est quasiment synonyme d'anarchiste. Il faut se garder de cette confusion et prendre toute la mesure de ce qui sépare Bakounine de Thoreau. On définit parfois le courant libertaire, non sans ambiguïté, comme anarchisme de droite ou anarchisme positiviste. S'il n'ouvre en effet pas sur les tentations nihilistes et leurs dérives terroristes, il alimente par contre les discours capitalistes, impérialistes et néo-libéraux qui le galvaudent à l'envi. Pour qui, comme Vance, n'est pas aussi extrémiste que Thoreau, il existe un risque patent de laisser poindre derrière la liberté un idéal social darwiniste. Derrière le libertarisme se profile la figure du self-made man et des notions de frontière et de conquête, telle celle de l'Ouest. On est là au cœur d'une idéologie individualiste. Ne vaut que ce que l'on fait par soi-même — pas forcément seul comme Thoreau. Ni non violent ni pacifiste, l'individualisme libertarien devrait être fermé à l'exploitation prolétarienne ou esclavagiste et s'accommoder d'une nature humaine non conforme à l'idéal chrétien. Il refuse à l'état le monopole de la violence qui est l'autoroute pour le fascisme et revendique pour chacun le droit de se battre pour défendre sa liberté d'agir. Ce que fait Emphyrio, en émule de Soljenitsyne qui écrivait : « La liberté vaut que l'on se batte quotidiennement pour elle. » Comme toute idée politique, elle est susceptible de perversion et imprègne encore la société américaine alors qu'elle peut effrayer les citoyens bien policés d'Europe, surtout quand elle se voit convoquée pour parer de ses ors l'impérial capitalisme et son égotisme social darwiniste. Emphyrio est donc bien un roman politiquement engagé, à droite, mais résolument antifasciste. On appréhende dès lors mieux la position de Vance sur la guerre du Viêtnam, le communisme et toute forme d'idéologie socialiste, y compris celle, très light, de la social-démocratie, étant alors perçus comme attentatoires aux libertés individuelles. Or, tant chez Vance que chez Heinlein, elles sont ce qu'il y a de plus sacrés.

Emphyrio est un bon Vance. Toutes les qualités de l'auteur y fleurissent, bien que l'intérêt de l'action y soit secondaire ; les personnages, sommaires, sonnent pourtant juste. C'est le cadre social qui sert de moteur à un roman dont il ne faut pas négliger le background où s'inscrit sa dimension politique.

Jean-Pierre LION

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